mercredi 25 juin 2014

Ode (Kelly Reichardt, 1999)

 
Après son premier long-métrage, essai déjà transformé (River of Grass, 1994), Reichardt se dit exaspérée des contraintes liées à la production et à l'organisation d'une lourde équipe pour un tournage. Elle s'éloigne du cinéma pendant quelques années et réalise des court-métrages dont le plus intéressant s'avère être Ode. Le film est basé sur la chanson « Ode to Billy Joe » de Bobby Gentrie, et par extension sur le scénario du film éponyme (1976), écrit par Herman Raucher. Dans la campagne du Mississippi, l'histoire d'amour impossible entre deux adolescents, Billy Joe et la jeune Bobbie Lee. Billy Joe finit par se suicider en se jetant du pont Tallahatchie mais ses motivations restent mystérieuses. Pression sociale, religieuse ? Aurait-il mit Bobbie enceinte ? La version adoptée par Raucher et soutenue par Reichardt est plus osée.
Si River of Grass était un beau road-movie dans une Amérique aux rues vides, le film frôlait le conformisme indie de par un récit trop bien contrôlé, un voile d'expérimentation qui masquait un réel manque de prise de risque. Avec Ode, Reichardt retourne au minimalisme. Le film, tourné avec une caméra Super 8, se révèle plus fragile, tremblotant, évoquant le cinéma des années 70. La lumière du soleil filtrée par les arbres vient souvent embraser la pellicule, et le film pourrait se contenter de créer cette beauté éphémère s'il n'y avait pas tous ces dialogues entre Billy et Bobbie. Leurs rencontres, le long d'une route de montagne où ne passe jamais aucun véhicule, constituent l'essentiel du film. Les deux adolescents se retrouvent sur et sous le pont, cachés et en même temps à la vue de tous. Le suicide de Billy est annoncé dès les premiers plans, le film retourne alors en arrière et conte l'amour du couple sur un ton doux et mélancolique, rythmé par les musiques de Yo La Tengo et, déjà, Will Oldham. Si la pression religieuse est explicitée, Billy semble y échapper par son aplomb. De même, les affres de Bobbie semblent être les mêmes que ceux endurés par les autres filles de son âge (confisquer le téléphone d'une jeune fille a t-il un véritable impact, dans ce Mississippi où les adolescents se donnent rendez-vous dans la forêt, au bord d'une rivière?). Les losers de River of Grass basaient leur cavale sur un mensonge : la réelle dérive commençait lorsqu'ils découvraient qu'ils n'avaient pas de raison de fuir. Ainsi, la force finale d'Ode tiendrait peut-être dans le fait que si Billy s'est suicidé, c'est par un réflexe d'autocensure, et non pas par l'action même de la société à son encontre (car à ce moment-là, personne à part Bobbie ne connaît son secret). Et ce secret, si Bobbie veut le préserver, l'oblige aussi à ne pas dévoiler leur amour, son premier amour : « But did you know that somebody loved him ? ».


Si Reichardt surprend ses personnages dans les coups durs, c'est pour les accompagner jusqu'au bout : un dernier essai avant la mort (de l'individu, de l'amitié, d'une cause). Avec Ode, c'est en essorant son récit à ces deux personnages, à peine plus de deux lieux, que Reichardt embrasse toute l'Amérique et sa mythologie. A l'union des amants maudits succéderont d'autres héros en pleine quête, qu'ils soient perdus (Old Joy), ralentis puis séparés (Wendy & Lucy), en conquête (Meek's Cutoff) ou en résistance (Night Moves).

Vincent Poli

Cote de rareté : 3/5
Trouvable sur internet. VHS TV Rip d'Arte (2006). Sous-titres allemands hardcodded.
Visible sur Youtube. Ainsi que Travis.

vendredi 6 juin 2014

Fifi Martingale (Jacques Rozier, 2001)

Fifi hurle... et c'est tout.

Un auteur de vaudeville refuse un « Molière » et décide d'opérer des modifications absurdes sur sa pièce qui pourtant, connaît alors un véritable succès. Toute la première heure de Fifi Martingale se passe dans un théâtre parisien et nous présente les répétitions de la pièce revisitée, les acteurs arrivant au compte-gouttes. Si le film de Rozier se déroule quasiment constamment sur une scène de théâtre, il n'est pas pour autant un film renoirien, de même qu'il n'essaye pas un seul instant d'être rivettien. Fifi Martingale serait plutôt la version cauchemardesque d'un Biette axé sur le théâtre (Théâtre des matières, Saltimbank) : le film tirerait sa saveur des hors-jeux, des confrontations dans l'entre-deux. Seulement ici, on a bien du mal à localiser ces zones d'intérêts et le spectateur est véritablement assommé par ces répétitions d'une pièce mauvaise à tous les niveaux. Et qui dit répétitions, dit mécanique huilée, surtout ici puisque quasiment rien ne vient interrompre le travail des acteurs. C'est-à-dire que tout est extrêmement « bien » calculé et ne laisse place à aucune liberté, un comble pour le cinéma de Rozier dont la grande force est de s'accrocher aux surgissements de ses acteurs, comme un animal (Menez, visage de fouine) bondissant sur des troncs flottants au milieu d'un fleuve au cours capricieux. 


La deuxième heure voit l'arrivée d'une première digression : on quitte la laideur du théâtre pour quelques beaux plans sur le périphérique. L'espace d'un instant, on espère suivre ces lumières floues au loin et retrouver l'ambiance nocturne de Maine Océan. Peine perdue, nos héros se retrouvent dans un casino, puis dans un autre théâtre où ils rencontrent Luis Rego. A ce moment-là, on a déjà perdu le fil de l'histoire (mené par les errances de Jean Lefebvre, terrible acteur). Bien sûr, Rozier explore quelques grands thèmes familiers (la mythomanie, la parole et son débordement...), mais comment s'agripper à ces fils éparses lorsque l'écrin est aussi poussiéreux ? Qu'est-ce qui semble réellement intéresser Rozier au final ? Simplement, filmer son actrice et compagne à la ville, Lili Vanderfeld. Cette dernière étale sur l'écran ses airs de vieille gamine, de bourgeoise fofolle, et ne cesse en fait d'irriter le spectateur. Le reste du temps, le film s'enfonce dans des gags d'un autre âge : la mauvaise prononciation des mots étrangers (« niou âge », calzone devient caleçon, etc) ou encore Jean Lefebvre, le roublard théâtral, se disputant avec un chauffeur de taxi, type banal mais africain au fort accent (d'où le gag...).
Dans les dernières séquences, la troupe joue finalement la pièce devant public et, bien sûr, tout ne se passe pas comme prévu. Rozier monte alors en parallèle de la représentation chaotique, des plans sur un public de petits vieux hilares. Il ne s'agit pas là d'acteurs, et le rire est vrai. Le problème est que ce rire n'est bien sûr pas consécutif aux plans que l'on vient de voir. N'est-il pas honteux pour le cinéma de Rozier de se livrer à ce genre de raccourci à seule fin d'atteindre ce pathétique « naturel », cette glorification boiteuse des belles valeurs (voir les plans, paternalistes, sur le public qui ne rit pas encore mais qui, les yeux brillants, se passionne pour l'histoire qui se joue devant lui) ? Lui qui justement travaillait inlassablement le matériau brut que sont les acteurs, les soumettant dans la durée au joug de la caméra (ce qui n'interdisait pas non plus le montage!). L'important était que nous sentions la montée du visible à l'invisible, comme une drogue qui irait de nos veines jusqu'au cerveau. Dans la plus belle scène de Du Côté d'Orouët, l'alcool que Bernard Menez ingurgitait, empoisonnait tout autant l'image et venait s'injecter dans nos yeux. Ici, l'image demeure plate, comme un rideau de théâtre qu'on ne pourrait ouvrir.

Le plus dommage dans tout ça est que le film ne semble pas souffrir d'un problème particulier, excepté sa longueur (deux heures) puisque Rozier voulait en supprimer au moins une demi-heure. Si le film est ingrat, il est pourtant maîtrisé de bout en bout. Fifi Martingale est bien le film que Rozier désirait. 

Vincent Poli


Cote de rareté : 3,5/5
Le film est trouvable uniquement sur internet. Présenté en 2001, il n'a jamais été distribué. Depuis, Rozier a subit un autre échec : le tournage interrompu du Perroquet bleu en 2007. L'intégralité de l'œuvre de Rozier existe toujours (nombreux court-métrages, documentaires), puisqu'elle a été présentée lors d'une rétrospective au Centre Pompidou en 2001.

mardi 27 mai 2014

Coeur de gueux (Jean Epstein, 1935)


En 1935, Epstein a su trouver un nouveau souffle grâce à ses films bretons, mais demeure, financièrement, dans le creux de la vague. Pour survivre, il accepte des films de commande, documentaires comme fictions. Cœur de gueux en est un, et c'est probablement à cela que l'on doit imputer toutes les lourdeurs du film. En vrac : chanson niaise imposée aux flash-backs, scénario trop attendu, caractères à peine ébauchés (surtout pour la vamp), etc. L'histoire : une jeune femme tombe amoureuse d'un galant homme et tombe enceinte. Se croyant - à tort - trompée, elle se réfugie, avec son enfant, auprès de quelques forains. Une chance pour le film, le comique de répétition qui incombe au personnage de Charles Dechamps fonctionne assez bien, et surprend encore aujourd'hui par sa vivacité, comme des insultes crachées par les acteurs de Grémillon. 

Pourtant, si Cœur de gueux, film franchement moyen, fascine, c'est par tous les dispositifs qu'Epstein déploie pour échapper à son sort. Mauprat (1926) est aussi un film moyen, mais au contraire de Cœur de gueux, il est homogène et ne dévie pas un instant de sa trajectoire. Ne nous y trompons pas : Epstein ne bâcle pas une partie du film pour en sublimer une autre, et Cœur de gueux tiendrait parfaitement la route même sans ses fulgurances. Seulement, Epstein se plaît par moments à empoisonner l’engrenage du film à l'aide de cette dose d'étrange qui vient nous élever un cran au dessus du récit. Ainsi ces intérieurs gigantesques aux murs vides de toutes décorations : la parfumerie de Madeleine Renaud se limite à quelques tables et flacons placés au milieu d'une grotte dénudée. Ces reliquats de modernisme semblent aussi imprégner l'appartement de Zacconi, trop grand pour la fête qui y prend place. Nous prenons alors plaisir à suivre le cours (tranquille) d'une histoire qui semble parfois perdre ses repères. En parallèle, Epstein profite bien sûr de chaque occasion qu'il a de filmer la nature pour la magnifier. Mais s'il aime tant filmer les arbres et les rivages de France, ne serait-ce pas parce que eux au moins, savent rester à première vue muets ? La plus grande force de Cœur de gueux est de profiter des instants de silence des acteurs pour les sublimer en des plans sidérants, découpage et cadrage rompant soudainement avec le ton monotone qui dominait le film jusqu'alors. Comme pour accentuer la brûlure ces plans, véritables épines de rose sur une fleur des champs, Epstein les enrobes de faux-raccords. S'il ne s'agit pas ici d'une tentative de film dans le film, c'est parce que ces fulgurances ne concernent que quelques plans isolés. Inscrits dans ces fissures de silence, ils font pourtant toute la vitalité de Cœur de gueux et révèle la puissance des sentiments camouflés sous la peinture d'un scénario paresseux.

Alors que l'on pensait le film terminé, Epstein profite d'une dernière séquence inattendue pour enfoncer son récit dans une drôle d'inquiétude. Un vieil homme pénètre en secret dans la chambre d'un enfant qui dort et se met à l'observer. Sa stature imposante, celle d'un animal sauvage, s'effondre pourtant sous le poids du désespoir. La séquence, quasiment muette, signe le grand retour des ombres du silence. 

Vincent Poli

Cote de rareté : 4.5/5. Visible uniquement dans une rétrospective. 
 

mercredi 23 avril 2014

Endless Waltz (Kôji Wakamatasu, 1995)

A l’origine, une étreinte et un suicide, reliés par un plan-séquence. Une constatation (« si elle ne devient pas prostituée, la femme n’a d’autre choix que de devenir mère »), révélée plus tard dans un manuscrit d’Izumi, et qui reviendra ponctuer le film, comme un rappel de l’ailleurs, de l’ordre social qui menace depuis le hors champ et justifie ainsi la folie et la vanité du présent, de l’amour qui lie Kaoru à Izumi, et dont la violence est peut-être la seule chose tangible. Le film agit par glissements, à l’instar de la caméra qui délie l’espace à la faveur de longs plan mobiles. On glisse d’une figure à l’autre, sur des êtres opposés par leurs idéaux mais unis dans la violence qui en est la seule épreuve possible. De l’amant marxiste, dont le corps couvert d’ecchymoses est la preuve même de la réalité et du bien-fondé de son combat, à Kaoru, tout entier tourné vers l’intérieur, et dont le corps et la trompette se substituent aux mots pour dire la violence d’exister. Face aux visages impassibles des spectateurs, lui s’agite comme un fou sur l’estrade, rompant avec un certain ordre du monde, jusqu’à ce concert final où il montera sur scène pour ne pas jouer. Le free jazz, dont Kaoru est le génie de son temps, fait d’Endless Waltz un film emblématique de l’œuvre de Wakamatsu, où se retrouvent fréquemment ses notes éperdues, lancées avec rage contre le rythme, contre le figurable (on pense à la décomposition sonore et visuelle qui accompagne la mort de la maîtresse d’Octobre dans L’extase des anges). Ce désir d’une musique follement libre et indépendante, qui irait jusqu’à l’abolition d’elle-même, contre tout code, toute harmonie, fait écho à la vie du corps du révolutionnaire tel que Wakamatsu le met en scène. 
 

Izumi écrit sur le marxisme, Kaoru se fout du combat des militants d’extrême-gauche ; le discours qu’il développe lui, est celui de sa musique, qui à l’inverse de la révolution, ne consiste ni à se mettre à la place d’un autre (l’opprimé), ni à le convaincre, car c’est avant tout une quête rentrée, dans son objet même, puisqu’elle consiste à se détacher, à se dissoudre. Le combat de l’armée rouge est inverse, elle qui s’inspire du marxisme et de sa conception bien plus structuraliste de la société et du combat révolutionnaire. Izumi est dans ce film à la fois une chroniqueuse, celle qui écrit, relate, mais elle est aussi un contrepoint, un miroir qui réfléchit la personnalité et les actes de Kaoru, et enfin elle est par lui un point de glissement, d’un espace à l’autre, d’une subjectivité à une objectivité de la représentation. Elle est ce corps que tantôt on énonce, à qui on s’adresse, ou tantôt amorce une libération, un mouvement pour se dégager, faire bouger les lignes, les accorder différemment. Parce que le corps féminin reste un objet dans le cinéma pink, il cristallise toujours les fantasmes comme le mépris d’une domination culturelle par l’homme.

Le free jazz de Kaoru empiète ainsi sur l’espace mental aussi bien que physique d’Izumi. Une scène donne à voir leur dispute, l’une criant, l’autre ne répondant que par l’intermédiaire de son saxophone. Izumi finit par allumer le poste radio, invoquant la musique commerciale contre l’avant-garde que Kaoru veut incarner et par laquelle il cherche sa vérité. Mais ainsi que le fait remarquer Izumi, Kaoru se shoote ; c’est donc qu’il ne suffit pas à son propre combat, puisqu’il se branche sur l’extérieur, à travers la substance qu’il absorbe et qui lui ressort par la bouche (ses crises au cours desquelles il bave). Il n’y a aucune autonomie, aucune pureté possible, et l’action ne se sépare pas d’une immersion, d’une connexion. Izumi, plus tard, se coupe un orteil. Le sang s’étale au sol, Kaoru y fait tomber des rouleaux de papier par dizaines, le décor s’empreint du jeu des amants. La douleur comme preuve, pour s’y retrouver, savoir que ça circule, aussi : car dans cet orteil coupé, c’est un déplacement qui s’est opéré : le geste caractéristique de la folie des génies, évoqué plus tôt avec l’oreille coupée de Van Gogh, est ici rejoué, mais sur le corps d’Izumi, quand bien même c’est Kaoru qui est désigné par tous comme le génie.

Seuls les corps témoignent du temps qui passent ; de même qu’ils sont seuls siège du mouvement, de la transformation, mais aussi et surtout de la conscience, comme dans cette scène où Kaoru, après avoir constaté un début d’impuissance sexuelle, n’est plus filmé qu’en gros plan, le visage aux yeux fous se détachant alors de tout, s’étant déjà détaché d’un corps qui ne lui obéit plus. Il ne voit plus, parce qu’il voit autre chose. Ses yeux révulsés ne sont plus tournés vers lui-même mais vers un extérieur trop large pour lui. Il voit la guerre, il voit les autres, les voit « tous ». Il est devenu fou. Mais c’est la folie de Foucault ; il est fou autant que les autres ne sont pas fous, et Azumi est perdue, ne sachant si ce n’est pas elle, la folle. Au bord de l’abîme, ils se tiennent un instant côte à côte, face à la mer, cette surface indifférenciée agitée d’un mouvement régulier, à laquelle aspire désormais Kaoru. Face à la virginité du liquide marin sur lequel il peut se projeter, Kaoru énonce de nouveaux désirs. Jouer d’autres genres, avoir d’autres inspirations… Il est en pleine reconnexion avec le monde présent, le monde vécu, celui des autres. Pour un temps.

Hugo Paradis-Barrère

  
Côte de rareté : 3.5/5
Le film a été projeté lors d’une rétrospective de l’œuvre de Kôji Wakamatsu à la Cinémathèque Française. S’il se balade sur la toile, il est en revanche extrêmement difficile de trouver des sous-titres en anglais ou français.


jeudi 13 mars 2014

L'Amitié (Serge Bozon, 1997)






Réalisé en 1996, alors que Serge Bozon n’avait que 24 ans, en l’espace de 9 jours et entièrement autofinancé, L'Amitié est le rêve concrétisé de chaque jeune cinéaste en puissance : réaliser un long-métrage avant 25 ans, âge symbolique pour beaucoup d’entre nous, âge auquel Orson Welles pénétra dans l’épaisseur du temps avec Citizen Kane afin d’y déambuler éternellement.

Le film s’ouvre sur un plan de Serge Bozon, torse nu, allongé sur un divan, mangeant une pastèque. L’acteur/réalisateur ressemble à L’Olympia de Manet. Cette ouverture dit toute l’incongruité du film, qui ressemble à du Jean-Claude Biette première façon. On chemine dans le film comme un somnambule qui, la nuit, tente de revivre ce qu’il a rêvé la journée. Avec son récit éclaté et son montage sous forme de souvenir, on se perd dans les sinuosités du film avec cette sensation au creux des reins de torpeur quiète, de mélancolie laiteuse et diffuse, celle qui s’empare de vous lorsque, à l’orée du sommeil, on se souvient des personnes aimées dont les visages, doucement, vibrent dans le mouvement de la nuit. On ne sait plus bien où on est, des images nous assaillent les yeux, on avance main dans la main avec notre confusion.

Sibelius y est pour beaucoup. On pense à ce plan où le troisième mouvement de la Symphonie n°5 du compositeur finlandais berce le personnage de Fabrice Barbaro, s'échappant au loin sur une route tandis que la caméra se fait happer par le bleu, par le haut. Deux mouvements : l’un va tout droit, horizontal, groggy mais certain de son geste tandis que l’autre, ascensionnel, vertical, s’élève en l’air et fait flotter tout ce qu’on a en soi pendant une seconde interminable. Le plan d’après montre ce même personnage, seul sur des rochers au bord d’un fleuve, parlant à voix haute. L’eau du fleuve derrière lui est bleue. La caméra, en légère plongée, coincée entre le ciel et la terre, est comme redescendue de son envolée, rapportant avec elle un peu de ce bleu troublant des ciels chargés d’après orage. Le personnage a le blues.

Si la musique est pour beaucoup dans le film, c’est parce qu’elle confère à son atmosphère cette familiarité de l’inconnu qui n’est pas sans rappeler celle qui nous terrasse lorsque, après une longue marche à pied, on s’assoit enfin. Nous sommes au creux de nulle part, et soudain, les airs chatoyants venus de ce pays du Nord, où la nuit le recouvre en hiver de son manteau de jais, nous soulèvent au-dessus de notre chaise. De nouveau, cette ascension immobile. Sibelius c’est la moire de L’Amitié.

Quant à l’intrigue, elle est ramassée sur des personnages curieux, tout droit sortis des films de Vecchiali ou Arrieta, qui suivent tous une chose qui leur échappe et leur permet ainsi de s’échapper. Le mouvement groggy mais assuré vers l’avant. Le personnage d’Eva Truffaut, très drôle, entre et sort de l’obscurité (sa première apparition dans une ruelle sombre fait éclater sur notre visage un sourire tout doux) avec une canne pour attraper les papillons, et fait penser à ce rêveur tapi au fond des choses, qui les traverserait en filigrane, préoccupé uniquement par ces lépidoptères. Et les papillons dans le film, ce sont des cinéphiles qui parlent de Raoul Walsh à des petites filles, ce sont des couples qui cherchent le sommeil, l’autre moitié disparue de la vie, des amants qui se sont enfuis et des jeunes femmes qui, toutes de robes vêtues, s’allongent dans l’herbe au printemps. Le comique surgit dans le film par minuscules saillies qui font penser aux intrusions de Michel Delahaye ou Noël Simsolo dans les films de La Diagonale (le policier dans C’est la vie pour Delahaye, le spectateur grincheux dans Le Théâtre des matières pour Simsolo). Le rire vient par le mouvement de la caméra qui passe, en panoramique, de deux filles en train d’essayer une robe à un homme dansant seul devant un miroir. C’est un peu comme si au moment de déclarer sa flamme à une personne, moment en soi déjà très solennellement comique, on repensait à un souvenir drôle. On allait se dévoiler, se mettre à nu et la perspective de se voir nu devant elle nous fait éclater de rire.

C’est pareil dans L’Amitié : il ne s’agit pas de valser entre les pleurs et les rires, de passer faussement du triste au comique mais bien plutôt d’une situation quotidienne qui est exceptionnelle au comique inhérent à cette situation. Le mouvement est moins visible, plus secret et fait sourire de l’intérieur.

Si Bozon réussit avec ce premier long-métrage a mêler un quotidien qui aurait le cœur lourd, à l’humour qui le regarde en chien de faïence, c’est un coup de force qu’il poursuivra par la suite dans ses films.
Bozon serait-il le Gary Wilson du cinéma ? Ou du moins son cousin germain ? Imaginez, ces deux personnes roulant tambours battants et sourds dans les allées d’une mélancolie qui creuse des lits dans la vie pour qu’on vienne s’y reposer, quand on a un coup de barre. Eux s’assiéraient dessus et riraient, seuls. 

Hugues Perrot

Cote de rareté : 4,5/5. Le film a été projeté lors des 20 ans de l'Acid à la Cinémathèque, en 2012.

A lire : la critique de Jean-Claude Guiguet

mercredi 5 mars 2014

Boris Eustache (suite)


Trois autres interventions du fils de Jean Eustache à propos de la diffusion des films de son père (cf. http://filmsdursavoir.blogspot.fr/2013/11/la-soiree-jean-eustache-1963.html).



lundi 3 mars 2014

L’Annonce faite à Marie (Alain Cuny, 1991)

« Libre comme l’aire et fou comme un rêve » (1)


Unique film réalisé par un acteur, lui aussi un peu oublié, d’après le texte de Paul Claudel. Unique film en soit, qui emporte au bout du monde sans prévenir, dépeint les sentiments les plus purs comme il s’autorise de déconcertantes loufoqueries, Alain Cuny, en un seul film, a inventé un cinéma d’une force et d’une puissance inédites. L’Annonce faite à Marie est un voyage dont la mise en scène brasse un éventail étonnant de capacités, contrastant avec la simplicité de l’action. Promise à Jacques, Violaine met son mariage en péril en embrassant Pierre, architecte l’ayant autrefois aimée et désormais lépreux.
Sublime récit d’amour auréolé du mystère de la foi, le film est placé en terrain connu. Matériau littéraire, performances abstraites des acteurs, tous non professionnels hormis Cuny lui-même dans le rôle du père de Violaine, dépouillements des décors, univers pastoral et moyenâgeux, cadre 1,37. Toute une tradition du cinéma européen dans laquelle le film s’inscrit magistralement : Dreyer, Bresson, Huillet et Straub, Rohmer, Oliveira, Monteiro.
Pourtant, ce sont les bizarreries et surprises qui parsèment ici et là le film qui stupéfient peut-être le plus, au-delà de sa beauté plastique (le voir projeté en 35 mm est une merveille) et formelle (La lumière de Madame de Ribes et cette superbe actrice qui ne semble n’avoir rien fait d’autre), alors qu’elles ne sont jamais mentionnées par Ishaghpour, Païni ou d’autres. Parmi lesquelles on peut citer :
- l’abeille se cognant contre le carreau d’une fenêtre et autour de laquelle une cible se dessine inexplicablement sur l’écran ;
- les images d’archives de tribus africaines ou de documentaires animaliers incorporées à la séquence « vertovienne » de l’Angelus au début, où le montage soulève le cœur en exaltant soudainement une perception cosmique sans prévenir, de même que le décor, après deux bobines de nature luxuriante, se transforme d’un plan à l’autre en paysage arctique ;
- le maneki-neko, qui n’a pas dû échapper au regard de Chris. Marker, posé innocemment sur une armoire de la maison de la famille Vercors ;
- les nombreux faux raccords touchant essentiellement la scénographie, la disposition des acteurs les uns par rapport aux autres, qui donnent un doux parfum d’amateurisme revendiqué.

Ces anomalies inattendues mais bienvenues dans ce type de cinéma participent de l’impression de voler successivement à plusieurs hauteurs, plutôt que de progresser de façon linéaire et strictement horizontale dans le drame de Claudel (Acte 1 puis Acte 2 puis Acte 3 etc.). Sans oublier, bien sûr, tout l’art avec lequel les acteurs ont su porter le texte, ce que la postsynchronisation des voix n’a en rien entravé (3). Bien au contraire, elle n’est qu’un élément inattendu de plus et c’est ce qui fait tout le sel de cette Annonce.

Alexandre Kassis 


1 DANTON Amina, Cahiers du cinéma, n°450, décembre 1991, page 83.
2 Cf. GREEN Eugène, Présences : Essai sur la Nature du cinéma, Desclée de Brouwer, 2003, page 113 : « Claudel […] a créé un théâtre tout de mouvement, tant intérieur qu’extérieur, où les êtres et les passions s’entrechoquent dans la gloire du verbe. »

À lire :
*Lettre de Chris. Marker à Alain Cuny à propos de son film. 
* « La photographie nous aveugle », texte d’Alain Cuny publié dans les Cahiers du cinéma n°450.

À voir :
*Alain Cuny revient sur les lieux du tournage (+ extraits).

Cote de rareté 4/5 :
Inconnu et très peu commenté ou cité, des copies VHS se balladent à la recherche d’éventuels collectionneurs.

dimanche 2 mars 2014

Vrooom Vroom Vroooom (Melvin van Peebles, 1995)


 
Pour ce court-métrage, troisième partie d'une série sur le thème de l'érotisme, Melvin van Peebles part sur les rails stables mais déjà terriblement abîmés du film blaxploitation. Si Peebles a participé (involontairement?) à la création du genre avec Sweet Sweetback's Baadasssss Song (1971), il en a aussi exposé les limites : accumulation à l'extrême des clichés, vision manichéenne du pouvoir blanc oppressant la minorité noire (situation qui d'ailleurs se renverse à la fin des films...), etc. Une vision au final très éloignée de la subtilité des films de Charles Burnett, deux réalisateurs qu'on range pourtant dans la même case, l'histoire du « cinéma noir américain» attendant toujours d'être écrite. Pourtant, si le cinéma de Peebles marque les esprits, c'est par sa folie anarchique et psychédélique. Pour rappel, le héros de Sweetback réalise des performances sexuelles devant public, tabasse des policiers et impressionne tout un gang de bikers grâce à la taille imposante de son sexe, échangeant même sa libération contre une partie de jambe en l'air avec la chef du groupe.
Pour autant, nous n'irons pas jusqu'à nier la filiation de Vrooom Vroom Vroooom au registre blaxploitation, déjà terriblement daté en 1995. Il faut dire que ces films, destinés premièrement à la communauté noire, ne présentent plus ces personnages séducteurs en vendetta contre l’autorité (type Shaft, 1971), mais aussi n'intéressent plus la cinéphilie mondiale, car déconnectés de l'idéologie 70's qui fit partie intégrante du genre.


Dans une bourgade américaine, un jeune mécano nommé Leroy se voit quelque peu rejeté par les autres garçons, ces derniers possédant argent et petite amie. Un jour, alors qu'ils festoient à bord d'un camion (!) lancé à tout berzingue, ils manquent d'écraser une vieille femme errante. Cette dernière est sauvée in extremis par notre jeune héros et se révèle être une magicienne. Elle lui promet qu'elle exaucera ses deux vœux les plus chers sans que Leroy ait le temps de les formuler. Le soir même, il découvre une superbe moto qui lui est destinée, et part alors sur les routes de campagne. Le véhicule s'avérera alors être aussi une magnifique femme noire à la peau brillante, exauçant alors le deuxième vœu de Leroy. Esthétiquement, le film est déstabilisant, versant premièrement dans une image chaude, où l'on voit tous les personnages danser sous le soleil de l'après-midi (la bande-son est affreuse). Cela évoque une blaxploitation datée, passéiste ou alors trop propre (on pense à l'image de Nightjohn (1996), film de Burnett produit par Disney). En même temps, le déluge d'effets imbibe l'image et l'alcoolise presque, nous saoulant et nous plaçant dans la fournaise des corps : le talent et la folie de Peebles sont bien là.
C'est pourtant lors des virées nocturnes que le film se révèle vraiment. La caméra se tenait auparavant en équilibre précaire sur les rails d'un genre désaffecté, elle laisse maintenant place à une nuit américaine de studio qui magnifie cet engin qui perçant l'obscurité, détaillant un décor en carton pâte minimaliste (plusieurs fois la vision lointaine d'une petite éolienne, viendra signifier l'arrivée du matin et le retour au foyer). L'extase se dédouble lorsque les différentes parties de la photo deviennent celle d'une femme recouverte d'une sueur tendre (les pots d’échappement viennent enlacer le héros!). N'existe plus que les regards amoureux et la nuit au loin. On peut penser aux scènes de conduite hallucinées dans le Twixt de Coppola (2012). Mais s'il fallait chercher une véritable affiliation, il ne serait pas étonnant d'apprendre que Vrooom Vroom Vroooom a inspiré le clip pour Bound 2 de Kanye West !

Flanqué d'un certain mauvais goût, le film s'en sort grâce à ces scènes fantasmées et à une accumulation d'effets de montage complexes, qui frisent l'overdose mais maintiennent le film dans un flow tout particulier : Melvin Van Peebles est en roue libre et c'est assez appréciable. Son cinéma est la preuve d'un geste créatif toujours présent mais qui ne se prend pas forcément au sérieux. Il est devenu lui-même un stéréotype blaxploitation : le vieux roublard, poète et pervers.
Toujours partagé entre de nombreuses occupations (on aimerait jeter une oreille sur son album de 2012 Nahh... Nahh Mofo, le titre est parfait), il n'aura jamais cherché à s'imposer comme un grand réalisateur et c'est tant mieux. En 2008 il disait : « I make films like I make food: if you don’t like it, I’ll just be eating it all week for leftovers ». C'était pour la présentation de Confessionsofa Ex-Doofus-ItchyFooted Mutha (!), un film réjouissant, fait de brics et de brocs et, pour le coup, complètement invisible depuis ces quelques projections.

Sûrement que Melvin van Peebles s'en fiche.

Vincent Poli

Cote de rareté : 3/5. Uniquement trouvable sur internet, en bonne qualité cependant.