Après son premier long-métrage, essai
déjà transformé (River of Grass, 1994), Reichardt se dit
exaspérée des contraintes liées à la production et à
l'organisation d'une lourde équipe pour un tournage. Elle s'éloigne
du cinéma pendant quelques années et réalise des court-métrages
dont le plus intéressant s'avère être Ode.
Le film est basé sur la chanson « Ode to Billy Joe »
de Bobby Gentrie, et par extension sur le scénario du film éponyme
(1976), écrit par Herman Raucher. Dans la campagne du Mississippi,
l'histoire d'amour impossible entre deux adolescents, Billy Joe et la
jeune Bobbie Lee. Billy Joe finit par se suicider en se jetant du
pont Tallahatchie mais ses motivations restent mystérieuses.
Pression sociale, religieuse ? Aurait-il mit Bobbie enceinte ?
La version adoptée par Raucher et soutenue par Reichardt est plus
osée.
Si River of Grass était un beau
road-movie dans une Amérique aux rues vides, le film frôlait le
conformisme indie de par un récit trop bien contrôlé, un
voile d'expérimentation qui masquait un réel manque de prise de
risque. Avec Ode, Reichardt
retourne au minimalisme. Le film, tourné avec une
caméra Super 8, se révèle plus fragile, tremblotant, évoquant le
cinéma des années 70. La lumière du soleil filtrée par les arbres
vient souvent embraser la pellicule, et le film pourrait se contenter
de créer cette beauté éphémère s'il n'y avait pas tous ces
dialogues entre Billy et Bobbie. Leurs rencontres, le long d'une
route de montagne où ne passe jamais aucun véhicule, constituent
l'essentiel du film. Les deux adolescents se retrouvent sur et sous
le pont, cachés et en même temps à la vue de tous. Le suicide
de Billy est annoncé dès les premiers plans, le film retourne alors en
arrière et conte l'amour du couple sur un ton doux et mélancolique,
rythmé par les musiques de Yo La Tengo et, déjà, Will Oldham. Si
la pression religieuse est explicitée, Billy semble y échapper par
son aplomb. De même, les affres de Bobbie semblent être les mêmes
que ceux endurés par les autres filles de son âge (confisquer le
téléphone d'une jeune fille a t-il un véritable impact, dans ce
Mississippi où les adolescents se donnent rendez-vous dans la forêt,
au bord d'une rivière?). Les losers de River of Grass
basaient leur cavale sur un mensonge : la réelle dérive
commençait lorsqu'ils découvraient qu'ils n'avaient pas de raison
de fuir. Ainsi, la force finale d'Ode tiendrait peut-être
dans le fait que si Billy s'est suicidé, c'est par un réflexe
d'autocensure, et non pas par l'action même de la société à son
encontre (car à ce moment-là, personne à part Bobbie ne connaît
son secret). Et ce secret, si Bobbie veut le préserver, l'oblige
aussi à ne pas dévoiler leur amour, son premier amour : « But
did you know that somebody loved him ? ».
Si Reichardt surprend ses personnages
dans les coups durs, c'est pour les accompagner jusqu'au bout :
un dernier essai avant la mort (de l'individu, de l'amitié, d'une
cause). Avec Ode, c'est en essorant son récit à ces deux
personnages, à peine plus de deux lieux, que Reichardt embrasse
toute l'Amérique et sa mythologie. A l'union des amants maudits
succéderont d'autres héros en pleine quête, qu'ils soient perdus
(Old Joy), ralentis puis séparés (Wendy & Lucy),
en conquête (Meek's Cutoff) ou en résistance (Night
Moves).
Vincent Poli
Cote de rareté : 3/5
Trouvable sur internet. VHS TV Rip
d'Arte (2006). Sous-titres allemands hardcodded.
Visible sur Youtube. Ainsi que Travis.