vendredi 9 octobre 2020

Xenogears (Tetsuya Takahashi, 1998)



Le confinement aura en partie été l'occasion de jouer à des jeux-vidéos sur émulateur, et de combler quelques frustrations de la pré-adolescence : jeux qui nous faisaient rêver en deux-trois artworks dans Gameplay RPG, jeux jamais trouvés et donc jamais achetés, ou même jamais sortis en France. Il aura parfois suffit d'un court essai pour comprendre que la rencontre tant attendue ne se ferait pas. Que le gameplay ait terriblement vieilli ou que le jeu ne corresponde plus à nos attentes (et peut-être n'y avait-il jamais correspondu, mais c'était plus difficile à dire à l'époque), on éteint l'émulateur avec néanmoins la certitude rassurante de ne pas être « passé à côté ».

Entamé pendant les derniers jours du confinement, Xenogears (1998, réalisé et scénarisé par Tetsuya Takahashi, produit par Square) symbolise à lui tout seul un certain âge d'or du jeu de rôle japonais (J-RPG) sur console Playstation, première du nom. Qui dit âge d'or dit un certain classicisme. C'est vrai pour Xenogears qui ne diffère pas à première vue des meilleurs opus de la saga Final Fantasy. Il s'agit d'un RPG ancré dans un univers heroic fantasy qui propose des combats au tour par tour, combats dont la petite originalité est un système de points d'attaque (les boutons triangle, carré et croix consommant un nombre différent de points) et la possibilité de « charger » ces points pour déclencher une suite de combos multiples. 

 


La critique de jeu vidéo a pour habitude d'attribuer une note à l'œuvre. On évalue la qualité du jeu sur ses graphismes, son scénario, ses musiques. Ce qui pour l'instant ne diffère pas tellement d'une certaine forme de critique du cinéma, celle du « comment c'est fait (pour que ça marche) ? ». Là où la critique de cinéma résiste encore un peu, on avouera que dans le domaine vidéoludique « le risque de passer en sous-main des artisans aux commerçants » est consommé depuis longtemps(1). On s'interroge aussi sur sa jouabilité (est-elle intuitive, inventive, est-ce qu'elle réserve des défis aux joueurs aguerris ?), sa durée, le mode multijoueur ou bien encore, notion plus récente, son replay value : « Est-il intéressant de faire ce jeu plusieurs fois ? ». Dans une logique d'accumulation, il faudrait non pas que le jeu soit amusant à chaque fois que l'on y joue, mais plutôt que l'amusement soit en constante progression. Poser la même question au cinéma pourrait paraître vulgaire : « est-il intéressant de revoir ce film ? ». Mais n'est-ce pas exactement ce à quoi poussent aujourd'hui les plus grosses licences hollywoodiennes (voir Tenet, peut-être pensé comme un film volontairement incompréhensible lors du premier visionnage), en disséminant dans les œuvres des détails plus ou moins bien cachés qui invitent les spectateurs à voir et à revoir, jusqu'à une connaissance parfaite d'un monde ("universe") cinématographique ?

On constate aujourd'hui que cet âge d'or du RPG ne se traduisait pas toujours en une sortie à l'étranger : le premier Final Fantasy disponible en France est le septième volet tandis que d'autres jeux sortirent timidement, proposés dans une traduction anglaise inadaptée au marché français et à la tranche d'âge visée (Front Mission 3, 2000). De nombreuses licences ne dépasseront pas les frontières japonaises et états-uniennes pendant encore plusieurs années : Dragon Quest, Chrono Trigger, Mother... et Xenogears. Cette dernière et Front Mission partagent d'ailleurs un élément non négligeable qui peut expliquer en partie le manque de volonté qu'il y a eu à les exporter : l'omniprésence des robots (ou, en l'occurence, des Gears). En effet, Xenogears propose des combats à bord de robots à peu près aussi récurrents et importants que les combats à pieds. Et le joueur habitué à consacrer un certain temps à l'équipement de ses personnages, à la bonne organisation de leurs compétences, doit aussi entretenir maniaquement ses robots, comparant les différentes pièces mécaniques proposées par les fournisseurs.

 

Mais c'est principalement le scénario de Xenogears qui faillit empêcher toute exportation. Au delà d'un heroic fantasy classique saupoudré de culture japonaise, ce qui interpelle, c'est la permanence du thème religieux. L'amateur de J-RPG est pourtant habitué à ce que soient mêlés différents concepts religieux, que ce soit dans les grandes lignes du scénario (ennemi surpuissant déifié type Sephiroth) ou bien dans les plus petits détails du récit (nom des attaques, des objets, des villes). On peut d'ailleurs s'interroger sur cette « culture pop » japonaise qui semble autant fascinée par la culture féodale de son pays que par les symboles religieux et en particulier chrétiens (alors que les japonais chrétiens ne représenteraient qu'un pourcentage infime de la population). Si l'on peut instinctivement relier tout ça à l'occupation américaine, cette mouvance est particulièrement évidente lorsqu'éclate la bulle immobilière et financière de la fin des années 80. Dans une mouvance cyber-punk à la Ghost in The Shell, la technologie à outrance devient synonyme d'ubiquité et de déification. On retrouve bien entendu ces éléments dans Xenogears mais le thème religieux pousse alors à l'obsessionnel dans le jeu de Tetsuya Takahashi – au risque même de perdre le joueur.

L'histoire en résumé : vous êtes Fei Fong Wong, un jeune homme de 18 ans, amnésique, amené il y a trois ans jusqu’au village de Lahan par un homme masqué. Un soir, alors que vous dînez chez le médecin Citan Uzuki, vous voyez apparaître un escadron de Gears au-dessus du village. Pour sauver les vôtres, vous montez dans un Gear laissé sans pilote. C’est alors que vous perdez le contrôle de la machine et qu’une gigantesque explosion ravage les alentours. Vous êtes banni par les survivants et laissez le Gear à Citan. Plus tard, vous êtes attaqué par une femme soldat, Elly, qu’il vous semble déjà connaître. Parvenu jusqu’au désert, vous êtes fait prisonnier au cours d’une guerre de territoire mais Bart, un « pirate des sables » qui rêve de reconquérir son royaume, vous libère. Tombé dans une grotte, vous rencontrez un ermite qui semble reconnaître votre Gear, le nommant Weltall, « l’hôte pour l’esprit du Tueur de Dieu »…

Bien sûr, tout cela est prophétique et vous ne tardez pas à faire connaissance avec l'Ethos, une sorte d'Eglise aux ramifications mafieuses (et pédophiles – un aspect quelque peu effacé dans la traduction anglaise(2)) qui pratique des expériences sur ses ouailles, les transformant soit en zombies errants, soit en chair à canon dans un but secret. Xenogears se développe progressivement comme une sorte d'intrigue géo-politico-mystique où – mais c'est peut-être tout l'intérêt de la chose – il devient difficile de comprendre qui contrôle qui et dans quel but. Une chose est sûre, il est question d'atteindre une forme d'être supérieur à l'aide de martyrs et de crucifixions (quitte à crucifier des robots? Oui.). Ce sont ces éléments complexes (« peut-on s'affranchir de Dieu ? »), de plus associés aux thèmes de la réincarnation ou de la schizophrénie et maniés d'une façon parfois quelque peu obscure qui firent la bonne et mauvaise réputation de « Project Noah » (le titre de travail de Xenogears, lorsque le jeu était développé en tant que futur Final Fantasy VII ou possible Chrono Trigger 2).

Visuellement, Xenogears est un cran en dessous des étalons du genre. Pas de cinématiques (mais quelques séquences animées), pas de gigantisme dans les villes traversées, mais Tetsuya Takahashi sait qu'il va obliger les joueurs à passer de nombreuses heures devant leur écran à suivre simplement des dialogues: ce sont ces instants qu'il va soigner en premier lieu. Les décors sont sans fioritures et pourtant précis dans l'émotion qu'ils veulent exprimer. On devine que la nostalgie des graphismes 32bits s'installe déjà, la Playstation 2 arrivant à grands pas. D'un rebondissement à un autre, une narration audacieuse nous fait suivre plusieurs arcs en parallèle (on assiste régulièrement aux discussions des ennemis, sans que nous ne comprenions bien leur motivations) ou nous obligeant à scinder les héros en deux équipes. Si l'on est cynique, on peut presque dire que Xenogears est un film avec une partie RPG... En effet, le jeu a la réputation d'avoir une deuxième partie quelque peu bâclée du fait d'un budget limité et d'une date limite de rendu de projet à respecter. C'est un fait : le premier CD vous demandera environ 50h du jeu, cela même sans passage obligatoire par la case « entraînement ». Il suffit de suivre tranquillement le récit pour que vos personnages aient un niveau suffisant (il y a, bien sûr, quelques boss qui peuvent se révéler problématiques – on peut dire que cela ajoute du piquant à la quête, on peut aussi dire que la difficulté est alors mal calibrée). Et à vrai dire, le jeu ne vous invite pas du tout à vous écarter du récit : vous êtes souvent forcés par le jeu des cut-scenes à avancer. A peine parlez-vous d'envahir un château que déjà vous y êtes : pas de passage obligatoire (pourtant parfois nécessaire!) chez l'armurier, pas d'exploration des alentours. Mais surtout, une quasi-absence de quêtes annexes. Takahashi a probablement voulu caser un maximum de temps de récit au détriment d'une certaine liberté de jeu. D'où peut-être l'impression que l'on exploitera jamais totalement la richesse du système de combat – pourquoi se démener à échafauder des tactiques de combat face à des ennemis qui n'en valent pas la peine ? 

 


Le deuxième CD aura été l'objet principal des critiques. En effet, dans cette deuxième partie (bien plus courte que la première – pourquoi ce déséquilibre ?) vous ne jouez quasiment plus : vous suivez les dialogues ou monologues de vos personnages, souvent présentés assis sur une chaise, dans un lieu abstrait, sorte d'espace mental coupé du monde, tandis que des événements passés mais non joués s'affichent derrière, comme projetés sur une toile tendue ! Une sorte de forme vidéoludique ultra-épurée qui ne laisse au joueur que le défi de quelques boss et mini-donjons. En soi, la démarche est presque en accord avec la logique du premier CD : arrivé à un tel niveau de complexité dans le récit, on peut aussi apprécier de ne voir quasi-uniquement « que » le récit se dévoiler. Reste un boss final à la puissance disproportionnée, comme un dernier pied de nez à la logique du jeu vidéo (ce qui n'est pas sans rappeler l'anecdote disant que les développeurs du premier Mother abandonnèrent après un temps l'idée de calibrer la force des ennemis, rendant ainsi le jeu très difficile). Tout cela confère au titre de Square une dimension certes un peu bâclée mais aussi expérimentale : s'il réduit le gameplay, Takahashi refuse de réduire son scénario et nous assomme (bien sûr, passé le premier CD, ne répondent à l'appel que les joueurs consentants) à coups de digressions philosophiques, l'une remplaçant vite une autre, au point que certains éléments qui paraissent évident aux yeux des héros (l'identité de tel ennemi, la signification de tel revirement de situation), ne le sont pas du tout aux yeux du joueur. Les lieux traversés (une base ennemie apparaît et est détruite sans même que nous ayons à mener un seul combat) sont de moins en moins reliés entre eux, comme les chapitres à peine esquissés d'un long roman. 

Xenogears montre ses limites en même temps que le jeu paraît infini. D'autres planètes sont évoquées. Et si un troisième CD nous emmenait, pendant cinquante nouvelles heures, au sein d'univers inconnus ? Nous ne saurions refuser. 


Le dernier donjon du jeu est un puzzle d'une aridité radicale. Rien pour nous aider, pas de coffres aux trésors, aucun dialogue. Juste une longue déambulation avant d'affronter les derniers ennemis du jeu. Mais arrivé-là, nous ne savons plus vraiment qui ils sont. Divinités ? Extra-terrestres ? Gears ? Le carton de fin indique au joueur qu'il vient d'arriver à bout du cinquième volet de la saga, mais quid alors des volets 1, 2, 3, 4 et 6, jamais réalisés ? Par la suite, Takahashi réalisera la série des Xenosaga (Monolith Soft, 2002-2006, et jamais sortis en France) sur Playstation 2. Chacun des trois volets arbore fièrement un concept nietzschéen en sous-titre. Ni suites ni préquelles de Xenogears, les Xenosaga n'en multiplient pas moins les clins d'œil à l'œuvre maîtresse de Takahashi. Plus récemment, les Xenoblade Chronicles (Monolith Soft, 2010-2017) ne reprennent l'héritage Xenogears qu'indirectement (robots géants, quête du père...). C'est à peine s'ils ne doivent pas leur nom en Xeno- qu'à la présence de Takahashi aux manettes. Le premier Xenoblade Chronicles montre pattes blanches: c'est un jeu beau, solide, rythmé, qui rassure le néophyte autant qu'il tend la main à l'amateur aguerri de J-RPG. C'est-à-dire, aussi, un jeu qui ne s'aventure pas trop loin et rechigne à retrouver la folie scénaristique de Xenogears, celle-là même qui divisa les joueurs en 1999.

Une fois Xenogears fini, on décide de relancer le jeu, avec l'idée de clôturer l'expérience en revoyant la séquence d'introduction de notre épopée. C'était il y a soixante heures et nous l'avons déjà oublié. On redécouvre alors une scène qui nous semble inédite. Une bataille dans l'espace. Un vaisseau gigantesque qui semble possédé par un virus et s'auto-détruit. Mille choses qui – à première vue – ne font pas lien avec le jeu que l'on vient de terminer. Si derrière cette opacité le joueur attentif parviendra toutefois à créer des associations, nul doute que cette introduction sert aussi de preuve; la preuve que Xenogears devait s'inscrire dans un univers plus vaste – probablement trop ambitieux. Quelle belle idée alors d'inscrire comme première minute du jeu un fragment survivant de tout l'univers Xeno jamais réalisé.

Vincent Poli



(1) Je pique la formule à Pascale Bodet et Serge Bozon dans leur introduction à À la fortune du beau, recueil du critique Michel Delahaye (Capricci, 2010). 

(2) Interview avec le traducteur sur Chronocompendium.com

 

 

 

 

 

 


mercredi 25 mars 2020

Mélo sans drame : Monsieur Merci (1936) de Hiroshi Shimizu

Article en temps de confinement : alors que Cinémathèque française et Maison de la culture du Japon à Paris doivent consacrer une rétrospective à l’œuvre de Hiroshi Shimizu, du 22 avril au 25 mai (on espère que l'événement sera maintenu!), voici un texte sur un de ses films emblématiques.

 -

Années trente au Japon, en temps de crise économique. Un bus transporte les habitants d'une petite ville de la péninsule d'Izu jusqu'à Tokyo. Son chauffeur, « Monsieur Merci », doit son surnom à son attitude particulièrement chaleureuse avec celles et ceux qu'il croise sur la route et qu'il conduit. Parmi eux, une très jeune femme quitte le village pour être vendue comme geisha en ville. Le temps du trajet, la jeune femme et le chauffeur se rapprochent.

Hiroshi Shimizu semble avoir trouvé avec cette histoire de bus un dispositif lui permettant de déployer tout son art. En premier lieu l'art du travelling pour lequel il est réputé s'étire ici sans commune mesure (de manière générale, Shimizu aura été l'auteur de nombreux plans techniquement osés, et ce depuis ses films muets : voir les travellings de Jeunes filles japonaises sur le port), tout en se fondant naturellement dans l'intrigue : les innombrables travellings sont ceux de la caméra embarquée avec le bus. L'habitacle constitue en outre un endroit idéal pour y disposer un groupe de personnages et y mettre en scène les rapports et mouvements au sein de ce groupe (ce qu'on trouve dans d'autres films de Shimizu : le groupe d'enfants dans Les Enfants de la ruche, les pensionnaires de l'auberge dans Pour une épingle à cheveux, les groupe de soldats, de femmes et d'enfants dans L'Athlète vedette). Les passagers du bus forment un groupe socialement hétérogène dont les rapports ne cessent de se re-configurer à mesure du trajet. On assiste d'ailleurs tout au long du film à divers changements de place des personnages dans le bus.


Enfin, l'itinéraire d'un bus sur une route en lacets, fait d'un trajet, d'une destination, de pauses et de rencontres s'accorde au goût de Shimizu pour l'improvisation et les récits non linéaires, faits de ruptures et de digressions, et prétextes à raconter plusieurs choses à la fois. Le bus croise le chemin de travailleurs à pieds, de paysans, d'habitants de zones isolées, et à travers eux le film capte un monde rural en crise et en décalage avec une autre partie du Japon industrialisée, cette ville de destination qu'on ne verra jamais. Quitte à briser le rythme de l'intrigue principale, certaines de ces rencontres font l'objet de saynètes et le film forme un enchaînement d'épisodes aux tonalités changeantes (tantôt gaies, tantôt tristes) entrecoupés de respirations qu'amènent les travellings sur la route et le paysage. Shimizu laisse à chaque micro-récit, à chaque personnage rencontré, le temps d'exister et ces multiples histoires dessinent une peinture d'ensemble et une humeur collective en l’occurrence morose (en témoigne la réflexion désespérée d'un passager : « Quand un bébé nait, on ne sait même plus s'il faut dire félicitations ou bien dire ses condoléances »). Le premier plan de l'intrigue et l'arrière-plan de cette peinture d'ensemble, traités avec la même importance (de façon quasi documentaire pour ce qui concerne l'arrière-plan), s'enchevêtrent. Comme si, en faisant le récit de ces passagers et de cette jeune femme promise à un triste destin, Shimizu n'avait fait qu'agrandir un détail du tableau.

Dans cette peinture, la toile de fond que constitue le paysage est tout aussi soignée et occupe une place essentielle. Le paysage est filmé depuis le bus qui emprunte une route de montagne sinueuse qui borde la mer, la rivière ou traverse la campagne. Majestueux ou bucolique, il semble tantôt refléter les états d'âme des passagers qui le contemplent, tantôt tout embrasser et relativiser. A mesure que le film avance, le paysage se charge de ces vies qui le sillonnent, si bien qu'on finit par le regarder différemment et qu'on ne sait plus finalement qui regarde quoi : les personnages contemplent-ils le paysage ou bien le paysage est-il le spectateur des histoires humaines ? Cette idée que les vies humaines font partie du paysage qui en garde la trace est explicite dans l'épisode des travailleurs coréens (voir l'extrait commenté plus bas), on la trouve aussi dans Les Enfants de la ruche : dès qu'il voit l'océan auquel il l'identifie désormais, un des enfants appelle sa mère qui avait disparue en mer.


La richesse de Monsieur Merci émane aussi de tout un système de concentration, de détournement et de variations de l'attention qui révèle la propre attention de Shimizu pour la poésie et la complexité des rapports humains. Le point de vue du film varie sans cesse d'un personnage à l'autre ou à un point de vue omniscient. L'attention est aussi celle que les personnages s'accordent les uns aux autres et qu'on voit se transformer au cours du film en véritables actes de solidarité. « Monsieur Merci » est un personnage particulièrement attentionné, la femme indépendante qui voyage seule (personnage important du film) est fine observatrice, et on assiste à plusieurs scènes de sollicitude de personnages envers d'autres. Ils sont d'ailleurs sans cesse filmés en train de s'observer, « Monsieur Merci » occupant une place privilégiée d'observateur secret derrière son rétroviseur.


L'attention, c'est enfin celle que le film requière du spectateur pour saisir tout ce qui se joue, rien n'étant appuyé ou trop esthétisé. Qui plus est du spectateur d'aujourd'hui et occidental ou « observateur lointain » pour reprendre l'expression de Noël Burch qui voit en Shimizu « le réalisateur le plus "spontanément japonais de sa génération" »(1). Il compare l'approche du récit chez Shimizu à la « tendance à la conception "agglutinante" du récit »(2) dans la littérature japonaise et particulièrement dans l'œuvre du poète et romancier du XVIIe siècle Ihara Saikaku. Burch cite l'analyse de G.W. Sargent, spécialiste de ce dernier, dans des termes qui semblent tout trouvés pour désigner le cinéma de Shimizu : « Saikaku n'insiste pas lourdement sur le sens de ce qu'il veut dire [...] il passe vite d'un sujet à l'autre, comptant sur ses lecteurs pour le suivre de leur mieux » ; « La morale de l'histoire est là pour ceux qui en sont curieux, mais il est vraisemblable que ni Saikaku ni ses lecteurs n'y portaient un grand intérêt pour elle-même. Elle fait partie du mouvement de l'ensemble. » ; « La pensée n'est pas logiquement progressive [...] Chaque brève section peut se développer d'une façon qui n'implique pas de relation directe avec ce qui va suivre, et la transition, quand elle a lieu, est amenée de façon abrupte et presque négligente, parfois par des moyens mécaniques [...] Fondamentalement, il s'agit d'une suite de digressions rapportées les unes sur les autres. » (3)

Ainsi, dans Monsieur Merci, la forme du récit (une histoire en chasse une autre), mais aussi les changements de points de vue et de ton, la place du paysage qui relativise les drames humains, la caméra tenue à distance de l'action (on compte de nombreux plans d'ensemble et une absence de gros plans), l'aspect très lumineux du film ou encore l'usage de la musique, joyeuse ritournelle qui revient tout au long du film comme un baume appliqué sur les événements malheureux, font sans cesse voyager l'attention et l'émotion du spectateur et la détournent des malheurs.

Révélatrice de ce rapport au récit, la pause effectuée par les voyageurs avant de traverser un long tunnel de montagne, sans doute la plus belle séquence du film, moment d'émotions retenues et de grâce, constitue une sorte de condensé du style et des motifs de Shimizu.


La première partie de la séquence est un exemple significatif de variation des points de vue et de diffusion de l'attention chez Shimizu. Alors que les passagers se dégourdissent les jambes, on assiste à un rapprochement entre le chauffeur et la jeune femme-future geisha, vu à travers le point de vue de l'autre femme : plus « indépendante » et plus mûre, elle adopte vis-à-vis de la première (une jeune femme innocente qu'elle fut sans doute) un sentiment ambigu, mêlé de jalousie et d'empathie. « Monsieur merci » de son côté est en partie ailleurs puisque tout en discutant avec la jeune femme, il fait autre chose (il jette des cailloux dans le vide) puis il regarde autre chose : la mère de la jeune femme, affaissée contre le bus, fatiguée. La focalisation sur les regards et leur mise en abîme nous font entrer dans l'intériorité des personnages tout en mettant en scène l'empathie de personnages soucieux des autres. On assiste dans l'enchaînement de cette scène et jusqu'à la fin du film à la transformation de cette sollicitude en actes : la femme indépendante mettra tout en œuvre pour rapprocher le chauffeur de la jeune femme. En premier lieu, elle suggère à la mère et sa fille de se rapprocher physiquement du chauffeur au moment de remonter dans le bus. Ses efforts d'entremetteuse seront couronnés de succès à la fin du film : le chauffeur finira par se lier à la jeune femme, la libérant de sa condition et libérant sa mère de ses tourments et de sa culpabilité, dans ce qui ressemble plus à une bonne action qu'à une résolution amoureuse.

La deuxième partie de la séquence ressemble à première vue à une des nombreuses digressions du récit. Pourtant, dans l'équilibre de la séquence, elle occupe en durée autant de place que la première. En outre, particulièrement hantée par la mort, elle éclaire l'ensemble du film, d'une dimension existentielle et mélancolique. Avant de reprendre la route, le chauffeur voit arriver une femme en blanc qu'on avait vu courir derrière le bus. Ils se connaissent. Elle fait partie d'un groupe de travailleurs coréens qui construisent les routes. Contrainte de laisser derrière elle la tombe de son père mort, ici dans la montagne, elle demande au chauffeur de la fleurir quand il passera. Le père dans sa tombe fait désormais partie de ce paysage qu'il a travaillé à façonner. L'image fantomatique du reste du groupe de travailleurs, qui, habillés tout en blanc et condamnés à l'errance, trainent leur bardas et leur condition laborieuse sur la route, vient appuyer cette dimension du paysage gardant la trace des vies humaines.


Vient l'heure de l'au-revoir entre le chauffeur et la travailleuse, un au-revoir pour toujours. Immobile, la femme regarde le bus s'éloigner puis, depuis le point de vue du bus qui repart, c'est elle qu'on voit s'éloigner jusqu'à n'être qu'un point blanc se confondant avec le paysage dans la lumière blanche du jour, en contraste avec l'obscurité du tunnel dont la noirceur envahit l'image. Il s'agit d'un long travelling depuis une route : procédé que l'on retrouve tout au long du film, à la différence essentielle que celui-ci dure jusqu'à ce que le personnage ne soit plus perceptible. Dans un même plan, la femme passe de l'existence au devenir-souvenir et à la disparition. Le travelling raccorde le regard de la jeune femme à l'intérieur du bus  : c'est à travers son regard qu'on voit disparaître la femme en blanc. C'est à travers le regard et le souvenir des autres que l'on vit. S'ensuit une discussion désenchantée que le chauffeur, véritable réceptacle de culpabilité, conclut par : « J'ai l'impression de conduire un corbillard ». En complète contradiction avec ce qui vient d'être dit, la musique gaie reprend (comme souvent dans le film, la musique est gaie lorsque le bus est en mouvement, tandis que les moment de pause et de fixité sont liés au désespoir). C'est sur une marche quasi forcée que la vie doit reprendre son cours.

La dé-dramatisation opérée par Shimizu dans Monsieur Merci vient au service de l'élan vital de personnages qui toujours avancent en laissant derrière eux leurs soucis. Elle a tendance à masquer, derrière une fausse légèreté ou une vraie pudeur, la profondeur des sentiments humanistes du film. Les travellings, mais aussi la variation des angles autour du bus cherchant à saisir toute sa configuration, embrassent dans un même mouvement toutes les vies captées par le film, rappelant l'appartenance de toutes ces vies à une même communauté humaine. Il y a de la grandeur dans l'ambition qu'a Shimizu de vouloir saisir toutes les couches de la vie, de l'intériorité des êtres au paysage, en passant par l'itinéraire individuel, le groupe, le contexte social, le tout étant entremêlé. De la grandeur, sans éclat et sans drame.

Carmen Leroi

Pour le personnel soignant et toutes celles et ceux qui n'ont pas le choix de continuer à se déplacer et travailler et prennent des risques :



(1) Noël Burch, Pour un observateur lointain - Forme et signification dans le cinéma japonais, Cahiers du cinéma Gallimard, 1982, p.251

(2) Ibid.

(3) G.W. Sargent, The japanese Family Storehouse, Cité par Noël Burch, Pour un observateur lointain - Forme et signification dans le cinéma japonais, p. 252

Monsieur Merci est visible en intégralité sur Youtube.