lundi 18 novembre 2013

Simone Barbès ou la vertu (Marie-Claude Treilhou, 1979)



Ancienne collaboratrice chez Vecchiali, faisant des apparitions chez Biette, Marie-Claude Treilhou est sorti du giron d’un cinéma français qui, sous le nom La Diagonale, vivait à la marge de la production cinématographique des années 70-80. Les cinéastes regroupés sous cette bannière (bien qu’éphémère comme le dira plus tard Vecchiali lui-même) creusaient chacun à sa manière un sillon dans lequel des personnages rarement dépeints au cinéma (des êtres qui dans leurs solitudes aigues en devenaient burlesques et insidieusement hors-normes) évoluaient dans des paysages de quotidien hypertrophié, se mouvant dans des espaces qui leurs étaient propres. On peut ainsi voir les décors et lieux de chacun de ces films comme des représentations mentales des personnages ; en l’occurrence ici, la voiture qui roule à travers la nuit à la fin du film se fait la caisse de résonnance des émotions des deux personnages qui la peuplent.

Comme dans son court-métrage, Lourdes, l’hiver, pour lequel la cinéaste remporta le prix Jean Vigo et qui voit un couple de personnes âgées tenter de retrouver le car dans lequel ils sont arrivés dans la ville sainte, le schéma de Simone Barbès est quelque peu le même : dans l’éloignement tenter un rapprochement entre les êtres. Dans Simone Barbès, cette errance nonchalante dans un Paris nocturne, photographiée par Jean-Yves Escoffier, futur chef opérateur de Carax, est le moment idoine pour que deux êtres, blottis chacun dans leur chaleur, se rencontrent et fassent un bout de chemin ensemble, dans ce labyrinthe du minotaure qu’est devenue leur vie.

Le film est construit en 3 parties, comme un triptyque où les deux volets extérieurs se refermeraient sur celui du milieu. Le premier volet se concentre sur Ingrid Bourguin (actrice vue chez Guiguet, Frot-Coutaz, Vecchiali), la Simone Barbès du titre, ouvreuse dans un cinéma porno de Paris, et sa collègue, Martine Simonnet (également une habituée des films de La Diagonale). Elles discutent, rient, observent et parfois ferment les yeux sur certaines choses mais toujours avec cette nonchalance désarmante, qui rend tout légèrement comique, les personnages vivant des situations cocasses sans en être le moins du monde surpris. Défilent alors une petite foule de personnages qui, du spectateur grincheux au cinéaste belge (joué par un Noël Simsolo très drôle) outré de voir son film projeté dans des conditions aussi pauvres en passant par le jeune homme solitaire et chagriné qui ne cherche que l’amour, se donnent en spectacle à un public mi-amusé mi-las que sont ces deux ouvreuses au regard sibyllins. Chacun de ces personnages qui gravitent autour de ces deux satellites solitaires mettent en scène leurs propres vies, consciemment ou pas, vivant une vie alors en-dehors de celle dans laquelle ils sont pris, créant des poches de fiction à l’intérieur de la réalité. Chaque personnage charrie avec lui quelque chose d’à la fois drôle et inquiétant, à l’image de ce personnage qui raconte une blague trop longue dans laquelle il imite un lapin grignotant une carotte. Les yeux tout écarquillés, la bouche en avant, la voix erratique font de ce personnage quelqu’un dont nous ne savons pas bien s’il faut en rire ou en être inquiété. Probablement les deux.

Le second volet, pas nécessairement central, bien que situé au milieu du film, voit Simone Barbès dans un night-club lesbien parler avec d’autres personnes aussi esseulées qu’elle, tentant tant bien que mal de s’amuser. On sent, malgré l’atmosphère festive qui règne dans le night-club, la présence d’une solitude ouatée, qui ne dirait jamais son nom et que l’on découvre au détour d’un plan ou deux. Quelque chose ronge Simone Barbès de l’intérieur qui se manifesterait à l’extérieur par le regard, ce regard si particulier qu’Ingrid Bourguin arbore en toutes situations. Dans ce night-club, on y voit une chanteuse un peu vieille, délabrée presque, chantant des airs fassbinderien, un combat chorégraphié entre deux guerrières et une chanteuse rock contemporaine embraser la salle. De nouveau le spectacle. Excepté que cette fois-ci, le public est composé de plusieurs tables qui sont autant d’îlots séparés les uns des autres. Il y a aussi des êtres qui se quittent, d’autres qui tirent sur des videurs, d’autres encore qui offrent des fleurs à l’être aimé. Dans un bar, la nuit, toutes les émotions sont exacerbées. Pourtant, toujours cette même tristesse qui fraie son chemin à l’intérieur de chacun de ses personnages.

Le troisième et dernier volet, le sommet du film, sublime, se passe entièrement dans une voiture, conduite tout droit jusqu'au matin, entre Bourguin et Michel Delahaye dit M. Le Baron. Même dispositif que les deux premiers volets excepté qu’ici, le huis-clos est mobile, il se déplace. C’est un palais qui déambule, invisible, dans la nuit, avec en son sein, un roi et une reine déchus qui, pour conjurer l’aube qui fera tout disparaître, tentent vainement de communiquer.
Michel Delahaye est bouleversant. Tout le monde devrait voir ce film ne serait-ce que pour son jeu, tout en regards et gestes qui en disent plus long que n’importe quel mot. Son visage, surface sur laquelle tout bouge, est hypnotisant : insondable, lointain et pourtant si proche. Alternant entre un plan large englobant les deux personnages à travers le pare-brise et des gros plans sur chacun d’eux, les personnages ne sont plus que deux portraits, côte à côte, que l’ont regarderait alternativement, comme lorsque dans un musée nous basculons notre regard d’un tableau à l’autre. Séparés par une fine tranche de vide, c’est notre regard qui les rapprochera. Les bruits étouffés de la voiture, le son des roues sur l’asphalte, ainsi que le grincement des essuie-glaces sont autant d’éléments sonores qui créent une alcôve sous laquelle les personnages peuvent se sentir à l’abri, le  temps d’une courte nuit. Le chant de Fauré qui surgit du tréfonds de la nuit viendra la clore comme une berceuse. 

La bienveillance et le tendre amusement avec lesquels Treilhou filme ses personnages leur confèrent à tous une aura de rois qui le seraient d’un royaume de l’invisible. Des rois qui se fichent du pouvoir et du règne et qui seraient uniquement préoccupés à divertir leur auditoire. Eriger des palais dans l’ombre qui se déplaceraient sans que personnes ne se rendent compte de rien et dans lesquels un peuple en liesse s’amuserait à jouer des rôles pourrait être l’intention secrète de ce film.

Hugues Perrot






Cote de rareté : 2/5. Le film existe en VHS ainsi que sur Karagarga en très bonne qualité. On peut également trouver le film, morcelé, sur YouTube. Néanmoins, une édition dvd serait plus que le bienvenu.

samedi 16 novembre 2013

Les Boulingrin (Paul Vecchiali, 1995)



D'une durée de 33min, Les Boulingrin, réalisé pour la collection "Les Levers de rideau", se veut la stricte adaptation de la courte pièce de Georges Courteline. "Monsieur Des Rillettes, un pique-assiette, est invité par les Boulingrin à prendre le thé. Il pense pouvoir passer d'agréables moments chez eux bien au chaud pendant une bonne partie de l'hiver. Mais, les Boulingrin sont un couple qui ne peut plus se supporter et ils prennent à témoin leur invité qui reçoit de nombreux coups et de nombreuses insultes." (wiki). Si l'ensemble est filmé dans un réel décor de théâtre, on évite heureusement le piège du "théâtre filmé". Le film commence pourtant par un plan d'ensemble, loin de la scène, tout à fait à la place du spectateur. Mais une fois l'atmosphère posée (le pique-assiette converse avec la servante), la caméra s'approche lentement et finit par embrasser les personnages au plus près. Vecchiali joue des apparitions/disparitions hors cadre pour créer quelques gags inédits; ainsi lorsque notre pique assiette, effrayé par les gesticulations de M. Boulingrin, se jette au sol (il disparaît par le bas du cadre), le spectateur le découvre soudainement à quatre pattes, mais une petite table de salon coincée sur son dos, faisant ressembler le tout à une grosse tortue moustachue. Mme Boulingrin vient aussi nous surprendre en apparaissant subitement dans l'image, les yeux pleins de malices, typiquement la vieille sorcière que M. Boulingrin son mari redoute et essaye de décrire à Monsieur Des Rillettes. Même si la très courte pièce de Courteline ne permet pas à Vecchiali d'exploiter tout son art, on s'imagine pourtant facilement Vecchiali s'amuser à livrer une version véritablement débridée des Boulingrin, une pièce qu'on aurait pu imaginer moins folle si filmée et mise en scène par d'autres. Ici, l'humour prend une tournure presque Tim And Eric-esque lorsque les personnages crient à tue-tête, se roulent par terre ou même cherchent à forcer M. Des Rillettes à manger et boire en même temps.
Les années 1990 semblent une période creuse pour Vecchiali qui cumule les court-métrages et téléfilm et trouve grandes difficultés à revenir sur le grand écran. On aimerait dire que ses téléfilms sont intéressants, mais comment les voir ?  De cette période, les seules œuvres visibles sont Wonder Boy (un long de 1994 que la team filmsdursavoir n'a pas encore vu) et L'Impure (1991), téléfilm de trois heures adapté de Guy des Cars (!) mais disponible uniquement doublé en ukrainien (!!). En 1998, Paul Vecchiali réalise le biopic d'un grand antiesclavagiste français, Victor Schoelcher, l'abolition. Ce film aussi est disponible, et est même sorti en DVD, mais l'on peut douter de son intérêt quand Vecchiali déclare avoir décidé de faire "le deuil du cinéma"(1), à la suite de cette réalisation. En effet, le temps espacé entre Victor Schoelcher... et La marquise est à Bicêtre en 2003 est de cinq années, soit la plus longue période pendant laquelle Vecchiali n'ait pas réalisé le moindre film. Cinq années pendant lesquelles fut organisée une rétrospective Paul Vecchiali à la Cinémathèque française (2), certains pensaient peut-être alors la carrière de Vecchiali finie (on sait depuis que A vot' bon coeur..., 2004, ainsi que Et + si @ff, 2006, sont de très bons films)...


Les Boulingrin n'est donc qu'une pièce mineure de l'imposante filmographie vecchialienne, mais dans le cas particulier d'un grand auteur peu visible, ne faut t-il pas essayer de tout voir (4)? Quitte à être déçu, voir la multiplicité des œuvres de Vecchiali, c'est voir la vie de son cinéma, le cinéma d'un auteur qui continue encore aujourd'hui de réaliser près d'un film par an (je vous renvoie au texte de Comolli cité dans la critique précédente). Les Boulingrin reste une œuvre jouissive, divertissante, et qui probablement renvoie à la folie discrète du cinéma français des années 30, tant prisé par Vecchiali : "Tout y est au­dacieux. Dans quel film actuel ­verrait-on le héros sauter par-dessus un canapé et se rouler par terre en poussant des cris d'orfraie ?" (3). Chez Vecchiali, c'est possible.

Vincent Poli

2  (impossible de retrouver la programmation de cette rétrospective !)
4  Eustache reste un cas à part :u ne œuvre importante mais pas énorme, et généralement découverte par les cinéphiles un tant soit peu motivés.


Cote de rareté : 2/5. Visible en accès libre uniquement au sein de la bibliothèque du Centre Pompidou.

lundi 4 novembre 2013

La Soirée (Jean Eustache, 1963)











« Boris, le fils de Jean Eustache, raconte La Soirée, premier film datant de 1963, que seuls de très rares proches ont pu voir.

Il y a un an environ, en fouillant dans diverses boîtes, j’ai retrouvé La Soirée, le premier film de Jean Eustache, datant de 1963. C’est un court métrage de moins de dix minutes, en noir et blanc 16 millimètres, sans son car la postsynchronisation initialement prévue n’eut jamais lieu. Il fut tourné en une seule journée, avec Philippe Théaudière à l’image et Paul Vecchiali dans le rôle principal (y figure aussi Jean-André Fieschi).
La Soirée, "librement adapté" d’une nouvelle de Maupassant du même nom, est le premier projet écrit en totalité par Jean Eustache. Il devait être composé de deux scènes, dont seule la première a été tournée. Un homme invite des amis, quelques hommes et deux femmes, pour leur donner lecture d’un texte sur le cinéma dont il est l’auteur et qui vient d’être publié. On pense qu’il s’agit de "Vivre le film", l’article publié par Jean-Louis Comolli dans les Cahiers, mais ce n’est pas sûr, cela n’étant pas précisé dans le scénario d’une part, le film étant muet d’autre part. les commentaires vont bon train. L’ambiance a quelque chose de très Nouvelle Vague, évoquant la soirée filmée par Rohmer dans Le Signe du lion. Puis l’auteur annonce qu’il doit se préparer pour se rendre à une soirée où l’a invité un metteur en scène d’importance dont le nom est tu. Il promet à ses amis de leur en faire ultérieurement le récit. En l’état le film s’arrête là. Commence alors la seconde partie, la plus importante, la soirée proprement dite. L’auteur s’y rend, rencontre le metteur en scène, mais celui-ci part de façon impromptue, le laissant seul, contraint d’accueillir les invités. Fin.
La Soirée s’ouvre et se ferme par un plan de baiser. On peut le considérer comme achevé (à la manière de Partie de campagne), la première partie ayant été tournée et montée de telle façon qu’elle constitue à elle seule un film. »(1)

Ces mots de l’héritier de Jean Eustache décrivent assez bien l’objet retrouvé dont n’aurait pas à rougir un jeune cinéaste débutant. Les angles de prises de vue, les raccords sur le regard, la direction d’acteur nous donnent déjà malgré l’absence du son et un éclairage parfois grossier une compréhension parfaite de l’espace et des rapports entre les personnages ; qui est en haut, qui est en bas, qui est à la droite de qui, qui est contre ou avec, qui écoute qui n’écoute pas, qui est le meneur du jeu. En cela, La Soirée est un peu plus qu’une simple curiosité destinée aux seuls inconditionnels (la présence du Vecchiali de 63 est tout de même jouissive) et comporte même quelques événements plastiques étonnants, notamment cette façade salie sur laquelle donne la fenêtre du premier étage, tantôt brûlée par une surexposition, tantôt s’apparentant à une toile dessinée au fusain. Le dernier plan, comme le premier – un baiser aussi délicieux qu’insolent, valent aussi le coup : Chantal Simon appuyée contre la rambarde et presque de face éclate d’un rire moqueur tandis que, la fin de la bobine approchant, la poussière accumulée sur la pellicule se voit de plus en plus et l’image devient de plus en plus instable jusqu’à ce qu’il n’y en ait plus. Pas de baiser de fin (erreur de mémoire de la part de Boris ou fichier numérique tronqué ?).
Sans son nous nous concentrons sur les images, et nous nous rappelons que, si le cinéma d’Eustache est très parlé, la beauté de la lumière et des cadres dans lesquels il baigne, l’éventail de textures sonores si singulières qu’il propose sont peu commentés. Magnifiques promenades silencieuses de Mes petites amoureuses, inoubliables images baignées d’un grand apaisement des femmes écoutant Une sale histoire, une douceur qu’on trouve, par bribes seulement mais déjà, dans cette première tentative de film.













« Tant que nous n’aurons pas vu Les Quatres Diables de Murnau, tant qu’avec ce film nous n’aurons pas établi de rapport concret, en ressentant ce qu’il porte en lui et qui demeure lettre close aujourd’hui, il n’aura pour nous d’autre existence qu’abstraite et théorique, tout au plus pourrions-nous le rêver. Par contre, nous ne connaissons de Mizoguchi que quelques films, et c’est à ces films seulement (à peine le dixième de son œuvre) que nous devons et une nouvelle approche du cinéma et une exaltation jamais ressentie auparavant de notre sensibilité cinématographique. Et c’est un fait que pour le spectateur qui manque encore de culture filmique, il subsiste une terra incognita du cinéma qui resterait pour lui plus mythique que réelle si ses explorations ne lui donnaient peu à peu vie. Pour tout dire, il ne suffit pas à la vie d’une œuvre qu’elle soit créée. Il lui faut encore, comme pour la vie d’un homme, une mise en relation constante avec les autres vies, un enrichissement toujours renouvelé qui l’anime et l’entretienne, un milieu qui la déploie. Il lui faut les autres hommes. Elle les appelle et les éveille, seul un besoin réciproque d’eux les fait vivre tous deux. »(2)

Alexandre Kassis

1 Cahiers du cinéma, supplément au n°523 « Spécial Eustache », avril 1998, page 28.
2 COMOLLI Jean-Louis, « Vivre le film », Cahiers du cinéma, n°141, mars 1963, pages 19-20.

Cote de rareté 3/5 :
À ce jour, et à notre connaissance, ce premier Eustache n’a été projeté qu’une seule fois en public, en France du moins, lors de la rétrospective organisée par le Centre Pompidou en 2006-2007 (pour celle de 1998, il ne semble pas figurer au programme). Bien que considéré comme un des cinéastes français les plus importants, voire le plus important depuis Renoir, ou le meilleur après Godard, ou le meilleur tout court, les films de Jean Eustache circulent toujours aussi peu voire pas du tout en dehors du circuit des cinémathèques. Lire le texte(3) publié par Boris Eustache sur internet cet été pour un peu plus de clarté. Nous ne savons pas d'où provient la copie numérisée de La Soirée.

La Séquence Armand Gatti (Philippe Garrel, 1991-2009)

Pour le collectif de courts-métrages Outrage et Rébellion initié par Nicole Brenez et Nathalie Hubert et auquel ont participé une quarantaine de cinéastes, Philippe Garrel n’a pas réalisé un film a proprement parlé. Il s’agit d’une séquence non utilisée de La Naissance de l’amour. On y voit Lou Castel converser avec Armand Gatti et d’autres personnages dans un chalet, il y est question d’anarchie et de communisme. La séquence, aussi belle que le film dont elle ne fera jamais partie, a été projetée au Magic Cinéma de Bobigny dans le cadre du festival Théâtres au cinéma (avril 2013), et serait encore en cours de restauration

Alexandre Kassis

Cote de rareté : 5/5

La Naissance de l'amour

mercredi 16 octobre 2013

To the Alley : The Films Kenji Nakagami Left Out (Shinji Aoyama, 2001)



Coincé entre « le » chef d’œuvre d'Aoyama, Eurêka (2000), le très bon Desert Moon (2001) et Mike Yokohama: A Forest with No Name (2002), hommage surréaliste à Mickey Spillane, To the Alley fait pourtant figure de cas à part. Essai cinématographique, il est à rapprocher de Rôdoku-kikô : Nippon no meisaku, tourné à la même époque. Cette série télévisuelle réunissait les cinéastes japonais les plus intéressants en leur proposant de filmer et de mettre en scène la lecture de grands textes japonais. De cette série, et probablement grâce aux rétrospectives organisées par la Cinémathèque Française, les deux volets les plus connus sont Mont Gassan (2001)de Shinji Somai et Matasaburo, le vent (2003) de Kiyoshi Kurosawa. 
 
Le film de Shinji Aoyama s'intéresse pendant un peu plus d'une heure aux écrits de Kenji Nakagami, considéré comme l'un des écrivains les plus importants du Japon d'après-guerre. Malgré sa mort en 1992, ses œuvres perpétuent la relation qu'il entretenait avec sa région natale, Kishû, rempart montagneux situé face à la mer (surtout connue pour une race de chien spécifique à la région!). Sorte de documentaire penchant grandement dans l'abstraction, le film est constitué de deux principaux aspects : d'une part, le scénariste Kishû (!) Izuchi lit un texte de Nakagami, évoquant les thèmes de prédilection de l'écrivain, tels que la relation de l'homme aux éléments naturels (ainsi ce personnage qui rêve de se fondre dans l'eau, devenir « transparent comme la lumière »), mais aussi cette allée dont parle le titre, et où l'écrivain avait pour habitude de placer ses personnages. Précisons au passage que "l'allée" désigne aussi les rues pauvres au sein desquelles a grandit l'auteur, et donc toute la misère du Japon d'après-guerre. Mais il faudrait vraiment connaître l'auteur pour en dire plus à ce sujet. Considérons juste que cette rue, aujourd'hui détruite, est peut-être le seul élément « important » du film, tant il n'existe pas de récit à proprement parler (Izuchi part premièrement d'une ville éloignée, récupère un auto-stoppeur dans une station-service, mais tout cela reste formidablement abstrait et n'amène aucune tension narrative). Le deuxième aspect est tout simplement la région de Kishû filmée par Aoyama, qui délivre ici peut-être parmi ses plus beaux plans. 

 
Le début du film installe un rythme particulier : la caméra, fixe à l'arrière d'une voiture, enregistre un long trajet à travers les rues de Matsusaka, alors que commence, en off, la lecture du texte. Lorsque notre personnage sort de sa voiture pour se rendre dans une boutique, la caméra reste allumée et seul le clignotant de la voiture se fait entendre. Ici, le titre apparaît, comme si le vide (le terme n'a rien de péjoratif) ressenti à l'écran allait constituer la matière première de l’œuvre. To the Alley est une quête abstraite à la recherche de ce qui constitue l'essence des écrits de Nakagami. En même temps que la caméra explore le Japon contemporain (les tunnels traversés voient même leur nom cité), on ne peut s'empêcher d'être fasciné par les imposants paysages alentours. A la sortie d'un tunnel très sombre, le lumière vient éblouir l'image entière ; lorsqu'elle se dissipe, l'angle de caméra a changé (panoramique à 90°), nous ne voyons plus la route défilée devant nous mais les montagnes et la mer s'affichent à l'horizon, d'abord à travers les arbres, puis très clairement l'espace de quelques instants. Ce plan retranscrit l'impression de merveilleux que chacun a pu ressentir au détour d'un trajet ; cette façon qu'ont les éléments du paysage à venir s'imposer naturellement devant nos yeux, et qui nous font réévaluer tout notre rapport à l'espace.
Le bruit des kilomètres avalés se conjugue subtilement avec un collage de sons stridents, qui apportent une touche d'étrangeté à une ambiance qui reste pourtant apaisante. Ainsi, des effets de larsen s'étendent sur plusieurs minutes et préfigurent Eli, Eli, Lema Sabachthani? (2005), film d'Aoyama où le Japon trouvait en l'expérimentation sonore radicale un remède à une épidémie de suicide. Dans le tunnel, Izuchi semble rouler seul, allant à l'encontre d'une longue file de véhicules, comme s'il se dirigeait à l'aveugle vers le fond du mystère. Les voitures nous éblouissent et filent telles des étoiles, comme si elles s'enfuyaient. Mais ici, et comme dans Eli, Eli..., il faut traverser une première strate d'étrangeté pour découvrir l'apaisement. La nature environnante conditionne le trajet et il n'y a pas de doute que les découvertes à venir seront saines. 
 
Une fois arrivé à Kishû, Izuchi multiplie ses lectures de Nakagami, lisant depuis des lieux chers à l'auteur. Aoyama filme, en panoramique, les villages qui relient les montagnes à la mer. Le bruit des oiseaux se mêle lentement à celui des vagues ; une éblouissante clarté témoigne des brumes de l'été, flotte au dessus des eaux et vient envelopper tout le film. Des arbres millénaires dominent la forêt et se veulent seuls dépositaires des mots lus par Izuchi. Ce dernier agit, en même temps qu'il veut retrouver la trace de Nakagami, comme s'il désirait rejoindre les personnages de l'auteur au sein du « soleil translucide ». Il erre seul sur la plage, au sein des forêts et se permet même de traverser un parking, une salle de danse, toujours seul être humain à l'écran. La surprise du film est l'apparition progressive d'images de Kishû, filmées par Nakagami lui-même (d'où le titre : « The films Kenji Nakagami left out »). Ainsi, la rue recherchée n'est pas un mythe, et malgré sa destruction, nous avons la preuve qu'elle a vraiment existée. Nakagami aura eu le temps de filmer la vie quotidienne de ses habitants, les couleurs changeantes au fil des saisons..., parvenant malgré tout à capter une certaine ambiance par le biais des images. Soutenue par une musique de Sakamoto, l'ambiance s'élève encore plus dans la clarté et le bien-être, et Aoyama se plaît même à enfin filmer des habitants de Kishû, réunis par le plaisir de la danse au sein d'un gymnase. Il ne reste plus à Izuchi qu'à aller se recueillir sur la tombe du maître, avant de lire quelques derniers mots le dos tourné à la mer.
Difficile d'en dire plus sur ce film d'Aoyama, qui s'apprécie avant tout pour les paysages filmés : le réalisateur en retrouve la puissance mystique sans jamais tomber dans la lourdeur, les danses des anciens renouent avec les rites religieux tout en restant d'aujourd'hui... Nakagami est décédé et la rue qui peuplait ses récits a été détruite. Cependant, Aoyama réussit le pari de faire « tout avec rien » ; la Kishû filmée vient répondre aux mots de l'écrivain et affirmer la subsistance des émotions ressenties autrefois par l'artiste, aujourd'hui ressenties par Aoyama, Izuchi et le spectateur. Des émotions qui continueront d'inspirer l'esprit de tout un chacun, peu importe que l'on soit artiste ou non. La beauté n'a pas disparue, elle s'est juste déplacée. 

Vincent Poli

 
Cote de rareté : 2/5. To the Alley : The Films Kenji Nakagami Left Out est passé au musée du Jeu de Paume, lors d'une rétrospective consacré à Shinji Aoyama, du 20 novembre au 21 décembre 2008. Le film est (difficilement) trouvable sur internet, avec des sous-titres... parcellaires.