mercredi 9 mars 2016

Pierre ou les ambiguïtés (Leos Carax, 1999)


Pierre ou les ambiguïtés, ou le film qui donna naissance à ce blog. Un film relativement récent mais déjà marqué par la disparition tragique de ses deux acteurs principaux. Et pourtant, un film rare : version télévisuelle de POLA X, diffusé une fois sur Arte (les trois épisodes à la suite et à 22h30, soit tout le contraire de ce que désirait Carax), puis à la Cinémathèque de Chaillot en 2004 lors d'une rétrospective (croyait-on alors Carax perdu à jamais?). Depuis, une séance annulée, au Jeu de Paume, il y a quelques années. Il ne reste aujourd'hui du film qu'une copie BETA, assez laide lorsque projetée sur grand écran, qui croupit probablement dans les archives d'Arte (Arte qui ne montra pas non plus le film lors de sa semi-rétrospective Carax en septembre 2014). 

Il aura donc fallut attendre cette rétrospective consacrée à Sharunas Bartas pour enfin voir le Saint Graal. Cette version du film découpe l'intrigue de POLA X en 3 épisodes mais comporte aussi plus de 20 minutes d'images inédites ; si Pierre... semble au final « inférieur » à la version cinéma, ce n'est pas vraiment une surprise. Mais le passage de Pierre à Pola a le mérite de rendre compte du talent de Carax (et du co-scénariste Jean-Pol Fargeau), qui a su affiner sa série de presque trois heures pour en tirer un film plus brut, plus mystérieux aussi. Pour l'anecdote, le roman de Melville lui aussi sortit dans deux éditions différentes. La version la plus longue (et plus cynique), se voulait une réponse aux critiques formulées contre Moby Dick, et comportait donc des nouveaux chapitres consacrés à la critique littéraire (en dépit de la vie isolée qu'il mena, Melville sut garder une plume extrêmement alerte, et même Moby Dick fut intégralement repensé et réécrit en quelques semaines). Il nous semble toutefois qu'au suicide littéraire de Melville n'aurait pas du succéder celui de Carax, tant le film avait de quoi capter directement son public, tant Carax met à nu les faiblesses de ses personnages, éloigné au moins pour un temps de l'arrogance qui a pu caractériser son cinéma. Mais l'histoire de cet échec est une autre histoire.


Avec ses 20 à 30 minutes de plus, Pierre ou les ambiguïtés se permet de développer un peu plus l'intrigue, notamment en laissant une plus grande part aux séquences de rêves : après le générique de début (les images d'explosion), Pierre retrouve Marie dans un champ d'où l'on peut voir une grande fumée s'élever au loin (ce qui explicite l'idée, que je me souviens d'avoir lu quelque part, que ces bombes viennent ouvrir les tombes et se faire lever les morts) ; un rêve où Marie avoue à Pierre qu'il y a bien eu un autre enfant dans la maison (séquence qui, même si rêvée, enlève une part de mystère au film, comme lorsque la Isabelle du roman fait s'élever une guitare dans les airs : point limite où la magie nous apparaît peut-être trop directement) ; Pierre confronté à une gigantesque baleine (séquence surréaliste qui, comme la précédente, a un peu vieillie) ; enfin, subsiste la séquence de la rivière de sang, présente aussi dans POLA X. Ces séquences justifiaient à priori la vision de la version télé. On se rend compte au final que l'intérêt est tout ailleurs. Ou plutôt qu'il n'est pas  : si la séquence de la baleine est de trop, c'est parce que POLA X est un film qui rayonne par ses aspérités, c'est Pierre qui regarde au fond d'un puits mais ne voit rien. Ce ne sont pas seulement des séquences entières coupées, ce sont aussi (et surtout) des plans, souvent très beaux, qui sont raccourcis dans POLA X : il en est ainsi des retrouvailles de Pierre et Thibault (le plan autour du flipper). Enfin, de nombreux plans qui servaient principalement à l'organisation logique du récit disparaissent (Pierre qui demande le code de l'appartement de Thibault, Isabelle qui demande où sont passées Razerka et la gamine, Thibault qui aperçoit Pierre à la télévision...). C'est un fait que Pierre ou les ambiguïtés est un film extrêmement structuré mais qui tourne autour d'un vide primordial (le mystère Isabelle/la croyance de Pierre). Sur le plan narratologique, POLA X vise frontalement à l'économie de moyen. Le film trouve une vitesse secrète qui lui permet de s'unir aux désirs de Pierre. En conséquence, le développement de la relation qui unit Pierre et sa sœur est aussi fortement raccourci : Carax tente d'évacuer totalement l'idée d'une relation incestueuse qui se développerait au jour le jour. Dans Pierre..., les deux amants se rapprochent lentement : d'abord un baiser, puis un lit partagé... Au contraire dans POLA X, tout n'est qu'une suite de chocs et les habitudes formées par le temps qui passe n'ont pas leur place ; c'est à peine si l'on voit nos héros prendre les transports lorsqu'ils changent de domicile. Et des vrais chocs physiques, il y en a, eux qui scandent les errances de Pierre : accident de moto, gaz du chauffeur de taxi, la petite fille giflée à mort... Plus globalement, ce procédé d'épuration reproduit le conflit présent au sein-même du film : le rapport de l'artiste à la poésie, le rapport de Pierre à son nouveau roman, « bouillie délirante et qui de plus sent le plagiat ». Ce conflit, c'est celui de Carax, ancien jeune premier, après le scandale financier des Amants du Pont Neuf. C'est Carax qui a presque 40 ans lorsqu'il réalise POLA X et qui, je crois, sent venir quelque chose, pas de la maturité, mais peut-être l'espoir de pouvoir se redresser en se cachant derrière le scénario touffu de POLA X, film romanesque, classique dans ses lignes apparentes. Carax, qui s'est déjà plaint de ne pas avoir eu une « carrière de réalisateur », avait alors le regard tourné vers les maîtres américains, ces indestructibles, plutôt que vers Garrel ou Godard. Et POLA X, par rapport à Pierre et les ambiguïtés, c'est Carax qui a conscience de ses effets poétiques parfois forcés, de cette beauté des choses qu'il souligne parfois trop longuement, mais qui font la sincérité de ses films. Ainsi, les films de Leos Carax, terriblement « nouveaux » à leur sortie, prennent vite de l'âge (ce n'est pas un défaut) : un réalisateur qui doit agir dans l'urgence, a comme vous conscience du passage du temps et de ses conséquences, mais ne peut que recourir à une seule et unique méthode – celle qui est la bonne tout de suite et maintenant, pas plus tard (tant pis pour plus tard). Alors, Carax réalise, puis Carax supprime. Il faut dire qu'au niveau du budget, si l'on est loin des Amants du Pont Neuf, POLA X est aussi très loin d'être un film pauvre. A la manière de Melville qui fait toujours exploser les rails non pas du récit mais de la tonalité – il y a ainsi plusieurs façons de passer « d'un sujet à l'autre » (voir Le Grand escroc) - , POLA X s'ouvre, après les images d'archive, sur une caméra aérienne qui monte lentement vers une des fenêtre du château de Pierre, traversant les jets d'eau et faisant s'envoler les oiseaux. Débauche d'effets et richesse visuelle étalée qui semblent signifier que Pierre/POLA X appartient bel et bien à l'industrie cinématographique : quelque chose de lourd et cher. Les Amants... était un véritable ratage économique, pas la volonté de Carax, mais cette fois Leos semble nous dire : « regardez-moi, je vais faire un vrai film cette fois... et vous en aurez pour votre argent » , et le film de multiplier les lieux et les ambiances, sans jamais céder au minimalisme (voir les scènes de guérilla avec dans le cadre des dizaines de figurants ainsi que des animaux...) : noirceur et ironie du film sont ailleurs. La scène où Pierre est sur un plateau télé sonne comme une excursion punitive exécutée par un autre régime esthétique dans celui plus poétique de Leos Carax. Le réalisateur joue double-jeu. Il cohabite.


Carax qui semble se cacher donc, derrière le roman, derrière Depardieu et Deneuve et qui, pour la version cinéma, va pourtant tailler dans la chair de son récit. Paradoxalement, c'est en épurant certaines des parties les plus foncièrement « poétiques » du film que Carax va participer à faire mieux apparaître les ambiguïtés. Dans la version cinéma, tout s'écoule d'une façon plus abrupte et mystérieuse, et rien n'arrive deux fois. Les personnages ne se cherchent pas ni n'échangent : ils se heurtent entre eux, disparaissent et réapparaissent. Ils sont dès le départ comme sous l'emprise du personnage interprété par Sharunas Bartas (il faudrait revoir le film à l'envers...). Carax, en voulant se cacher encore plus, ne fait que se dévoiler : il met en exergue l'opposition entre les gros blocs narratifs qui composent le film et les zones d'ombres qui le peuplent. Le mouvement du film, c'est celui d'une coulée de lave (images de volcan dans Pierre...), on part d'en haut (séquence avec Lucie en haut de la colline, ou à cheval dans la forêt – Melville, dans ses carnets, témoigne de ce besoin de toujours s'élever) pour venir s'écraser dans Paris puis dans une zone industrielle, déjà hors du monde, avec sa cohorte de cerbères et mort-vivants, et ce pont à traverser pour rejoindre les vivants. Dans cette marche forcée vers la mort, c'est tout l'illogisme, ou plutôt la folie conjuguée de Pierre et Isabelle, qui prend le premier rôle. POLA X est un film sur la croyance d'un auteur envers ses œuvres. Pierre est sûr de lui, tout comme il est sûr d'Isabelle. C'est le doute qui mettra fin à leur histoire, ce doute qui est placé à la fin du film au lieu d'apparaître au début. Revoyez tout la première partie du film : Pierre a déjà vu Isabelle, en rêve, mais aussi « en vrai », elle fouillait dans les poubelles de la maison. Mais tout cela nous ne le voyons pas, c'est par la bouche de Lucie (puis de Marie) que nous l'apprenons. Il est, dès le début, contaminé, déjà à la recherche de ce visage mystérieux (voyez quand il embrasse Lucie à travers son pull : elle est déjà autre). Dans la séquence sur la colline, la douce lumière qui entoure les amants, dès lors que Pierre s'énerve contre Lucie, ne semble plus qu'être dégobillée par le ciel, orange dégueulasse qui vient vieillir le regard apeuré de Lucie, la chemise blanche de Pierre..., et qui d'autre que Laurent Lucas pour jouer ce « frère » si bon et qui pourtant semble si menaçant ? Il y a quelque chose qui traîne dans sa voix et non dans ses mots, dans son regard aussi. A mesure que la ligne idyllique donnée par le film se dissout, les mots sonnent comme des uppercuts. Mots et coups physiques se valent dans POLA X, ils font tout autant trembler l'image (elle trébuche). Même un cri (entendu à travers une vitre), n'a qu'un faible écho face à la puissance de quelques mots chuchotés. Car très vite, il s'agit de se taire. Si Pierre cherche à cracher sa haine au visage du monde, c'est pourtant un silence tacite qui l'unit à Isabelle puis Lucie, celui du secret. Isabelle se jette à l'eau dès lors que la parole commence à se délier et ce sont les mots de Thibault (non filmés, car l'image n'aurait pu en assumer la force) qui obligent le film à se clore. 

Pour Carax, l'important n'est pas d'avoir raison ou tort mais bien de croire. Peut-être se met-il plus que jamais à nu lorsqu'il décide de confronter son héros à tous les doutes, tous les dangers. Tapi dans l'ombre (Isabelle qui se reflète dans le mouvement d'une voiture, c'est Carax qui filme), c'est avec les yeux de l'amour qu'il observe Pierre et le désire. Il feint de se moquer de son héros mais jalouse avant tout sa pureté. Qu'ils aient tort ou raison, les deux artistes font malédiction commune.

Vincent Poli



Cote de rareté : 6/5. Rendez-vous dans quinze ans pour une nouvelle projection.