mercredi 25 mars 2020

Mélo sans drame : Monsieur Merci (1936) de Hiroshi Shimizu

Article en temps de confinement : alors que Cinémathèque française et Maison de la culture du Japon à Paris doivent consacrer une rétrospective à l’œuvre de Hiroshi Shimizu, du 22 avril au 25 mai (on espère que l'événement sera maintenu!), voici un texte sur un de ses films emblématiques.

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Années trente au Japon, en temps de crise économique. Un bus transporte les habitants d'une petite ville de la péninsule d'Izu jusqu'à Tokyo. Son chauffeur, « Monsieur Merci », doit son surnom à son attitude particulièrement chaleureuse avec celles et ceux qu'il croise sur la route et qu'il conduit. Parmi eux, une très jeune femme quitte le village pour être vendue comme geisha en ville. Le temps du trajet, la jeune femme et le chauffeur se rapprochent.

Hiroshi Shimizu semble avoir trouvé avec cette histoire de bus un dispositif lui permettant de déployer tout son art. En premier lieu l'art du travelling pour lequel il est réputé s'étire ici sans commune mesure (de manière générale, Shimizu aura été l'auteur de nombreux plans techniquement osés, et ce depuis ses films muets : voir les travellings de Jeunes filles japonaises sur le port), tout en se fondant naturellement dans l'intrigue : les innombrables travellings sont ceux de la caméra embarquée avec le bus. L'habitacle constitue en outre un endroit idéal pour y disposer un groupe de personnages et y mettre en scène les rapports et mouvements au sein de ce groupe (ce qu'on trouve dans d'autres films de Shimizu : le groupe d'enfants dans Les Enfants de la ruche, les pensionnaires de l'auberge dans Pour une épingle à cheveux, les groupe de soldats, de femmes et d'enfants dans L'Athlète vedette). Les passagers du bus forment un groupe socialement hétérogène dont les rapports ne cessent de se re-configurer à mesure du trajet. On assiste d'ailleurs tout au long du film à divers changements de place des personnages dans le bus.


Enfin, l'itinéraire d'un bus sur une route en lacets, fait d'un trajet, d'une destination, de pauses et de rencontres s'accorde au goût de Shimizu pour l'improvisation et les récits non linéaires, faits de ruptures et de digressions, et prétextes à raconter plusieurs choses à la fois. Le bus croise le chemin de travailleurs à pieds, de paysans, d'habitants de zones isolées, et à travers eux le film capte un monde rural en crise et en décalage avec une autre partie du Japon industrialisée, cette ville de destination qu'on ne verra jamais. Quitte à briser le rythme de l'intrigue principale, certaines de ces rencontres font l'objet de saynètes et le film forme un enchaînement d'épisodes aux tonalités changeantes (tantôt gaies, tantôt tristes) entrecoupés de respirations qu'amènent les travellings sur la route et le paysage. Shimizu laisse à chaque micro-récit, à chaque personnage rencontré, le temps d'exister et ces multiples histoires dessinent une peinture d'ensemble et une humeur collective en l’occurrence morose (en témoigne la réflexion désespérée d'un passager : « Quand un bébé nait, on ne sait même plus s'il faut dire félicitations ou bien dire ses condoléances »). Le premier plan de l'intrigue et l'arrière-plan de cette peinture d'ensemble, traités avec la même importance (de façon quasi documentaire pour ce qui concerne l'arrière-plan), s'enchevêtrent. Comme si, en faisant le récit de ces passagers et de cette jeune femme promise à un triste destin, Shimizu n'avait fait qu'agrandir un détail du tableau.

Dans cette peinture, la toile de fond que constitue le paysage est tout aussi soignée et occupe une place essentielle. Le paysage est filmé depuis le bus qui emprunte une route de montagne sinueuse qui borde la mer, la rivière ou traverse la campagne. Majestueux ou bucolique, il semble tantôt refléter les états d'âme des passagers qui le contemplent, tantôt tout embrasser et relativiser. A mesure que le film avance, le paysage se charge de ces vies qui le sillonnent, si bien qu'on finit par le regarder différemment et qu'on ne sait plus finalement qui regarde quoi : les personnages contemplent-ils le paysage ou bien le paysage est-il le spectateur des histoires humaines ? Cette idée que les vies humaines font partie du paysage qui en garde la trace est explicite dans l'épisode des travailleurs coréens (voir l'extrait commenté plus bas), on la trouve aussi dans Les Enfants de la ruche : dès qu'il voit l'océan auquel il l'identifie désormais, un des enfants appelle sa mère qui avait disparue en mer.


La richesse de Monsieur Merci émane aussi de tout un système de concentration, de détournement et de variations de l'attention qui révèle la propre attention de Shimizu pour la poésie et la complexité des rapports humains. Le point de vue du film varie sans cesse d'un personnage à l'autre ou à un point de vue omniscient. L'attention est aussi celle que les personnages s'accordent les uns aux autres et qu'on voit se transformer au cours du film en véritables actes de solidarité. « Monsieur Merci » est un personnage particulièrement attentionné, la femme indépendante qui voyage seule (personnage important du film) est fine observatrice, et on assiste à plusieurs scènes de sollicitude de personnages envers d'autres. Ils sont d'ailleurs sans cesse filmés en train de s'observer, « Monsieur Merci » occupant une place privilégiée d'observateur secret derrière son rétroviseur.


L'attention, c'est enfin celle que le film requière du spectateur pour saisir tout ce qui se joue, rien n'étant appuyé ou trop esthétisé. Qui plus est du spectateur d'aujourd'hui et occidental ou « observateur lointain » pour reprendre l'expression de Noël Burch qui voit en Shimizu « le réalisateur le plus "spontanément japonais de sa génération" »(1). Il compare l'approche du récit chez Shimizu à la « tendance à la conception "agglutinante" du récit »(2) dans la littérature japonaise et particulièrement dans l'œuvre du poète et romancier du XVIIe siècle Ihara Saikaku. Burch cite l'analyse de G.W. Sargent, spécialiste de ce dernier, dans des termes qui semblent tout trouvés pour désigner le cinéma de Shimizu : « Saikaku n'insiste pas lourdement sur le sens de ce qu'il veut dire [...] il passe vite d'un sujet à l'autre, comptant sur ses lecteurs pour le suivre de leur mieux » ; « La morale de l'histoire est là pour ceux qui en sont curieux, mais il est vraisemblable que ni Saikaku ni ses lecteurs n'y portaient un grand intérêt pour elle-même. Elle fait partie du mouvement de l'ensemble. » ; « La pensée n'est pas logiquement progressive [...] Chaque brève section peut se développer d'une façon qui n'implique pas de relation directe avec ce qui va suivre, et la transition, quand elle a lieu, est amenée de façon abrupte et presque négligente, parfois par des moyens mécaniques [...] Fondamentalement, il s'agit d'une suite de digressions rapportées les unes sur les autres. » (3)

Ainsi, dans Monsieur Merci, la forme du récit (une histoire en chasse une autre), mais aussi les changements de points de vue et de ton, la place du paysage qui relativise les drames humains, la caméra tenue à distance de l'action (on compte de nombreux plans d'ensemble et une absence de gros plans), l'aspect très lumineux du film ou encore l'usage de la musique, joyeuse ritournelle qui revient tout au long du film comme un baume appliqué sur les événements malheureux, font sans cesse voyager l'attention et l'émotion du spectateur et la détournent des malheurs.

Révélatrice de ce rapport au récit, la pause effectuée par les voyageurs avant de traverser un long tunnel de montagne, sans doute la plus belle séquence du film, moment d'émotions retenues et de grâce, constitue une sorte de condensé du style et des motifs de Shimizu.


La première partie de la séquence est un exemple significatif de variation des points de vue et de diffusion de l'attention chez Shimizu. Alors que les passagers se dégourdissent les jambes, on assiste à un rapprochement entre le chauffeur et la jeune femme-future geisha, vu à travers le point de vue de l'autre femme : plus « indépendante » et plus mûre, elle adopte vis-à-vis de la première (une jeune femme innocente qu'elle fut sans doute) un sentiment ambigu, mêlé de jalousie et d'empathie. « Monsieur merci » de son côté est en partie ailleurs puisque tout en discutant avec la jeune femme, il fait autre chose (il jette des cailloux dans le vide) puis il regarde autre chose : la mère de la jeune femme, affaissée contre le bus, fatiguée. La focalisation sur les regards et leur mise en abîme nous font entrer dans l'intériorité des personnages tout en mettant en scène l'empathie de personnages soucieux des autres. On assiste dans l'enchaînement de cette scène et jusqu'à la fin du film à la transformation de cette sollicitude en actes : la femme indépendante mettra tout en œuvre pour rapprocher le chauffeur de la jeune femme. En premier lieu, elle suggère à la mère et sa fille de se rapprocher physiquement du chauffeur au moment de remonter dans le bus. Ses efforts d'entremetteuse seront couronnés de succès à la fin du film : le chauffeur finira par se lier à la jeune femme, la libérant de sa condition et libérant sa mère de ses tourments et de sa culpabilité, dans ce qui ressemble plus à une bonne action qu'à une résolution amoureuse.

La deuxième partie de la séquence ressemble à première vue à une des nombreuses digressions du récit. Pourtant, dans l'équilibre de la séquence, elle occupe en durée autant de place que la première. En outre, particulièrement hantée par la mort, elle éclaire l'ensemble du film, d'une dimension existentielle et mélancolique. Avant de reprendre la route, le chauffeur voit arriver une femme en blanc qu'on avait vu courir derrière le bus. Ils se connaissent. Elle fait partie d'un groupe de travailleurs coréens qui construisent les routes. Contrainte de laisser derrière elle la tombe de son père mort, ici dans la montagne, elle demande au chauffeur de la fleurir quand il passera. Le père dans sa tombe fait désormais partie de ce paysage qu'il a travaillé à façonner. L'image fantomatique du reste du groupe de travailleurs, qui, habillés tout en blanc et condamnés à l'errance, trainent leur bardas et leur condition laborieuse sur la route, vient appuyer cette dimension du paysage gardant la trace des vies humaines.


Vient l'heure de l'au-revoir entre le chauffeur et la travailleuse, un au-revoir pour toujours. Immobile, la femme regarde le bus s'éloigner puis, depuis le point de vue du bus qui repart, c'est elle qu'on voit s'éloigner jusqu'à n'être qu'un point blanc se confondant avec le paysage dans la lumière blanche du jour, en contraste avec l'obscurité du tunnel dont la noirceur envahit l'image. Il s'agit d'un long travelling depuis une route : procédé que l'on retrouve tout au long du film, à la différence essentielle que celui-ci dure jusqu'à ce que le personnage ne soit plus perceptible. Dans un même plan, la femme passe de l'existence au devenir-souvenir et à la disparition. Le travelling raccorde le regard de la jeune femme à l'intérieur du bus  : c'est à travers son regard qu'on voit disparaître la femme en blanc. C'est à travers le regard et le souvenir des autres que l'on vit. S'ensuit une discussion désenchantée que le chauffeur, véritable réceptacle de culpabilité, conclut par : « J'ai l'impression de conduire un corbillard ». En complète contradiction avec ce qui vient d'être dit, la musique gaie reprend (comme souvent dans le film, la musique est gaie lorsque le bus est en mouvement, tandis que les moment de pause et de fixité sont liés au désespoir). C'est sur une marche quasi forcée que la vie doit reprendre son cours.

La dé-dramatisation opérée par Shimizu dans Monsieur Merci vient au service de l'élan vital de personnages qui toujours avancent en laissant derrière eux leurs soucis. Elle a tendance à masquer, derrière une fausse légèreté ou une vraie pudeur, la profondeur des sentiments humanistes du film. Les travellings, mais aussi la variation des angles autour du bus cherchant à saisir toute sa configuration, embrassent dans un même mouvement toutes les vies captées par le film, rappelant l'appartenance de toutes ces vies à une même communauté humaine. Il y a de la grandeur dans l'ambition qu'a Shimizu de vouloir saisir toutes les couches de la vie, de l'intériorité des êtres au paysage, en passant par l'itinéraire individuel, le groupe, le contexte social, le tout étant entremêlé. De la grandeur, sans éclat et sans drame.

Carmen Leroi

Pour le personnel soignant et toutes celles et ceux qui n'ont pas le choix de continuer à se déplacer et travailler et prennent des risques :



(1) Noël Burch, Pour un observateur lointain - Forme et signification dans le cinéma japonais, Cahiers du cinéma Gallimard, 1982, p.251

(2) Ibid.

(3) G.W. Sargent, The japanese Family Storehouse, Cité par Noël Burch, Pour un observateur lointain - Forme et signification dans le cinéma japonais, p. 252

Monsieur Merci est visible en intégralité sur Youtube.