vendredi 9 octobre 2020

Xenogears (Tetsuya Takahashi, 1998)



Le confinement aura en partie été l'occasion de jouer à des jeux-vidéos sur émulateur, et de combler quelques frustrations de la pré-adolescence : jeux qui nous faisaient rêver en deux-trois artworks dans Gameplay RPG, jeux jamais trouvés et donc jamais achetés, ou même jamais sortis en France. Il aura parfois suffit d'un court essai pour comprendre que la rencontre tant attendue ne se ferait pas. Que le gameplay ait terriblement vieilli ou que le jeu ne corresponde plus à nos attentes (et peut-être n'y avait-il jamais correspondu, mais c'était plus difficile à dire à l'époque), on éteint l'émulateur avec néanmoins la certitude rassurante de ne pas être « passé à côté ».

Entamé pendant les derniers jours du confinement, Xenogears (1998, réalisé et scénarisé par Tetsuya Takahashi, produit par Square) symbolise à lui tout seul un certain âge d'or du jeu de rôle japonais (J-RPG) sur console Playstation, première du nom. Qui dit âge d'or dit un certain classicisme. C'est vrai pour Xenogears qui ne diffère pas à première vue des meilleurs opus de la saga Final Fantasy. Il s'agit d'un RPG ancré dans un univers heroic fantasy qui propose des combats au tour par tour, combats dont la petite originalité est un système de points d'attaque (les boutons triangle, carré et croix consommant un nombre différent de points) et la possibilité de « charger » ces points pour déclencher une suite de combos multiples. 

 


La critique de jeu vidéo a pour habitude d'attribuer une note à l'œuvre. On évalue la qualité du jeu sur ses graphismes, son scénario, ses musiques. Ce qui pour l'instant ne diffère pas tellement d'une certaine forme de critique du cinéma, celle du « comment c'est fait (pour que ça marche) ? ». Là où la critique de cinéma résiste encore un peu, on avouera que dans le domaine vidéoludique « le risque de passer en sous-main des artisans aux commerçants » est consommé depuis longtemps(1). On s'interroge aussi sur sa jouabilité (est-elle intuitive, inventive, est-ce qu'elle réserve des défis aux joueurs aguerris ?), sa durée, le mode multijoueur ou bien encore, notion plus récente, son replay value : « Est-il intéressant de faire ce jeu plusieurs fois ? ». Dans une logique d'accumulation, il faudrait non pas que le jeu soit amusant à chaque fois que l'on y joue, mais plutôt que l'amusement soit en constante progression. Poser la même question au cinéma pourrait paraître vulgaire : « est-il intéressant de revoir ce film ? ». Mais n'est-ce pas exactement ce à quoi poussent aujourd'hui les plus grosses licences hollywoodiennes (voir Tenet, peut-être pensé comme un film volontairement incompréhensible lors du premier visionnage), en disséminant dans les œuvres des détails plus ou moins bien cachés qui invitent les spectateurs à voir et à revoir, jusqu'à une connaissance parfaite d'un monde ("universe") cinématographique ?

On constate aujourd'hui que cet âge d'or du RPG ne se traduisait pas toujours en une sortie à l'étranger : le premier Final Fantasy disponible en France est le septième volet tandis que d'autres jeux sortirent timidement, proposés dans une traduction anglaise inadaptée au marché français et à la tranche d'âge visée (Front Mission 3, 2000). De nombreuses licences ne dépasseront pas les frontières japonaises et états-uniennes pendant encore plusieurs années : Dragon Quest, Chrono Trigger, Mother... et Xenogears. Cette dernière et Front Mission partagent d'ailleurs un élément non négligeable qui peut expliquer en partie le manque de volonté qu'il y a eu à les exporter : l'omniprésence des robots (ou, en l'occurence, des Gears). En effet, Xenogears propose des combats à bord de robots à peu près aussi récurrents et importants que les combats à pieds. Et le joueur habitué à consacrer un certain temps à l'équipement de ses personnages, à la bonne organisation de leurs compétences, doit aussi entretenir maniaquement ses robots, comparant les différentes pièces mécaniques proposées par les fournisseurs.

 

Mais c'est principalement le scénario de Xenogears qui faillit empêcher toute exportation. Au delà d'un heroic fantasy classique saupoudré de culture japonaise, ce qui interpelle, c'est la permanence du thème religieux. L'amateur de J-RPG est pourtant habitué à ce que soient mêlés différents concepts religieux, que ce soit dans les grandes lignes du scénario (ennemi surpuissant déifié type Sephiroth) ou bien dans les plus petits détails du récit (nom des attaques, des objets, des villes). On peut d'ailleurs s'interroger sur cette « culture pop » japonaise qui semble autant fascinée par la culture féodale de son pays que par les symboles religieux et en particulier chrétiens (alors que les japonais chrétiens ne représenteraient qu'un pourcentage infime de la population). Si l'on peut instinctivement relier tout ça à l'occupation américaine, cette mouvance est particulièrement évidente lorsqu'éclate la bulle immobilière et financière de la fin des années 80. Dans une mouvance cyber-punk à la Ghost in The Shell, la technologie à outrance devient synonyme d'ubiquité et de déification. On retrouve bien entendu ces éléments dans Xenogears mais le thème religieux pousse alors à l'obsessionnel dans le jeu de Tetsuya Takahashi – au risque même de perdre le joueur.

L'histoire en résumé : vous êtes Fei Fong Wong, un jeune homme de 18 ans, amnésique, amené il y a trois ans jusqu’au village de Lahan par un homme masqué. Un soir, alors que vous dînez chez le médecin Citan Uzuki, vous voyez apparaître un escadron de Gears au-dessus du village. Pour sauver les vôtres, vous montez dans un Gear laissé sans pilote. C’est alors que vous perdez le contrôle de la machine et qu’une gigantesque explosion ravage les alentours. Vous êtes banni par les survivants et laissez le Gear à Citan. Plus tard, vous êtes attaqué par une femme soldat, Elly, qu’il vous semble déjà connaître. Parvenu jusqu’au désert, vous êtes fait prisonnier au cours d’une guerre de territoire mais Bart, un « pirate des sables » qui rêve de reconquérir son royaume, vous libère. Tombé dans une grotte, vous rencontrez un ermite qui semble reconnaître votre Gear, le nommant Weltall, « l’hôte pour l’esprit du Tueur de Dieu »…

Bien sûr, tout cela est prophétique et vous ne tardez pas à faire connaissance avec l'Ethos, une sorte d'Eglise aux ramifications mafieuses (et pédophiles – un aspect quelque peu effacé dans la traduction anglaise(2)) qui pratique des expériences sur ses ouailles, les transformant soit en zombies errants, soit en chair à canon dans un but secret. Xenogears se développe progressivement comme une sorte d'intrigue géo-politico-mystique où – mais c'est peut-être tout l'intérêt de la chose – il devient difficile de comprendre qui contrôle qui et dans quel but. Une chose est sûre, il est question d'atteindre une forme d'être supérieur à l'aide de martyrs et de crucifixions (quitte à crucifier des robots? Oui.). Ce sont ces éléments complexes (« peut-on s'affranchir de Dieu ? »), de plus associés aux thèmes de la réincarnation ou de la schizophrénie et maniés d'une façon parfois quelque peu obscure qui firent la bonne et mauvaise réputation de « Project Noah » (le titre de travail de Xenogears, lorsque le jeu était développé en tant que futur Final Fantasy VII ou possible Chrono Trigger 2).

Visuellement, Xenogears est un cran en dessous des étalons du genre. Pas de cinématiques (mais quelques séquences animées), pas de gigantisme dans les villes traversées, mais Tetsuya Takahashi sait qu'il va obliger les joueurs à passer de nombreuses heures devant leur écran à suivre simplement des dialogues: ce sont ces instants qu'il va soigner en premier lieu. Les décors sont sans fioritures et pourtant précis dans l'émotion qu'ils veulent exprimer. On devine que la nostalgie des graphismes 32bits s'installe déjà, la Playstation 2 arrivant à grands pas. D'un rebondissement à un autre, une narration audacieuse nous fait suivre plusieurs arcs en parallèle (on assiste régulièrement aux discussions des ennemis, sans que nous ne comprenions bien leur motivations) ou nous obligeant à scinder les héros en deux équipes. Si l'on est cynique, on peut presque dire que Xenogears est un film avec une partie RPG... En effet, le jeu a la réputation d'avoir une deuxième partie quelque peu bâclée du fait d'un budget limité et d'une date limite de rendu de projet à respecter. C'est un fait : le premier CD vous demandera environ 50h du jeu, cela même sans passage obligatoire par la case « entraînement ». Il suffit de suivre tranquillement le récit pour que vos personnages aient un niveau suffisant (il y a, bien sûr, quelques boss qui peuvent se révéler problématiques – on peut dire que cela ajoute du piquant à la quête, on peut aussi dire que la difficulté est alors mal calibrée). Et à vrai dire, le jeu ne vous invite pas du tout à vous écarter du récit : vous êtes souvent forcés par le jeu des cut-scenes à avancer. A peine parlez-vous d'envahir un château que déjà vous y êtes : pas de passage obligatoire (pourtant parfois nécessaire!) chez l'armurier, pas d'exploration des alentours. Mais surtout, une quasi-absence de quêtes annexes. Takahashi a probablement voulu caser un maximum de temps de récit au détriment d'une certaine liberté de jeu. D'où peut-être l'impression que l'on exploitera jamais totalement la richesse du système de combat – pourquoi se démener à échafauder des tactiques de combat face à des ennemis qui n'en valent pas la peine ? 

 


Le deuxième CD aura été l'objet principal des critiques. En effet, dans cette deuxième partie (bien plus courte que la première – pourquoi ce déséquilibre ?) vous ne jouez quasiment plus : vous suivez les dialogues ou monologues de vos personnages, souvent présentés assis sur une chaise, dans un lieu abstrait, sorte d'espace mental coupé du monde, tandis que des événements passés mais non joués s'affichent derrière, comme projetés sur une toile tendue ! Une sorte de forme vidéoludique ultra-épurée qui ne laisse au joueur que le défi de quelques boss et mini-donjons. En soi, la démarche est presque en accord avec la logique du premier CD : arrivé à un tel niveau de complexité dans le récit, on peut aussi apprécier de ne voir quasi-uniquement « que » le récit se dévoiler. Reste un boss final à la puissance disproportionnée, comme un dernier pied de nez à la logique du jeu vidéo (ce qui n'est pas sans rappeler l'anecdote disant que les développeurs du premier Mother abandonnèrent après un temps l'idée de calibrer la force des ennemis, rendant ainsi le jeu très difficile). Tout cela confère au titre de Square une dimension certes un peu bâclée mais aussi expérimentale : s'il réduit le gameplay, Takahashi refuse de réduire son scénario et nous assomme (bien sûr, passé le premier CD, ne répondent à l'appel que les joueurs consentants) à coups de digressions philosophiques, l'une remplaçant vite une autre, au point que certains éléments qui paraissent évident aux yeux des héros (l'identité de tel ennemi, la signification de tel revirement de situation), ne le sont pas du tout aux yeux du joueur. Les lieux traversés (une base ennemie apparaît et est détruite sans même que nous ayons à mener un seul combat) sont de moins en moins reliés entre eux, comme les chapitres à peine esquissés d'un long roman. 

Xenogears montre ses limites en même temps que le jeu paraît infini. D'autres planètes sont évoquées. Et si un troisième CD nous emmenait, pendant cinquante nouvelles heures, au sein d'univers inconnus ? Nous ne saurions refuser. 


Le dernier donjon du jeu est un puzzle d'une aridité radicale. Rien pour nous aider, pas de coffres aux trésors, aucun dialogue. Juste une longue déambulation avant d'affronter les derniers ennemis du jeu. Mais arrivé-là, nous ne savons plus vraiment qui ils sont. Divinités ? Extra-terrestres ? Gears ? Le carton de fin indique au joueur qu'il vient d'arriver à bout du cinquième volet de la saga, mais quid alors des volets 1, 2, 3, 4 et 6, jamais réalisés ? Par la suite, Takahashi réalisera la série des Xenosaga (Monolith Soft, 2002-2006, et jamais sortis en France) sur Playstation 2. Chacun des trois volets arbore fièrement un concept nietzschéen en sous-titre. Ni suites ni préquelles de Xenogears, les Xenosaga n'en multiplient pas moins les clins d'œil à l'œuvre maîtresse de Takahashi. Plus récemment, les Xenoblade Chronicles (Monolith Soft, 2010-2017) ne reprennent l'héritage Xenogears qu'indirectement (robots géants, quête du père...). C'est à peine s'ils ne doivent pas leur nom en Xeno- qu'à la présence de Takahashi aux manettes. Le premier Xenoblade Chronicles montre pattes blanches: c'est un jeu beau, solide, rythmé, qui rassure le néophyte autant qu'il tend la main à l'amateur aguerri de J-RPG. C'est-à-dire, aussi, un jeu qui ne s'aventure pas trop loin et rechigne à retrouver la folie scénaristique de Xenogears, celle-là même qui divisa les joueurs en 1999.

Une fois Xenogears fini, on décide de relancer le jeu, avec l'idée de clôturer l'expérience en revoyant la séquence d'introduction de notre épopée. C'était il y a soixante heures et nous l'avons déjà oublié. On redécouvre alors une scène qui nous semble inédite. Une bataille dans l'espace. Un vaisseau gigantesque qui semble possédé par un virus et s'auto-détruit. Mille choses qui – à première vue – ne font pas lien avec le jeu que l'on vient de terminer. Si derrière cette opacité le joueur attentif parviendra toutefois à créer des associations, nul doute que cette introduction sert aussi de preuve; la preuve que Xenogears devait s'inscrire dans un univers plus vaste – probablement trop ambitieux. Quelle belle idée alors d'inscrire comme première minute du jeu un fragment survivant de tout l'univers Xeno jamais réalisé.

Vincent Poli



(1) Je pique la formule à Pascale Bodet et Serge Bozon dans leur introduction à À la fortune du beau, recueil du critique Michel Delahaye (Capricci, 2010). 

(2) Interview avec le traducteur sur Chronocompendium.com

 

 

 

 

 

 


mercredi 25 mars 2020

Mélo sans drame : Monsieur Merci (1936) de Hiroshi Shimizu

Article en temps de confinement : alors que Cinémathèque française et Maison de la culture du Japon à Paris doivent consacrer une rétrospective à l’œuvre de Hiroshi Shimizu, du 22 avril au 25 mai (on espère que l'événement sera maintenu!), voici un texte sur un de ses films emblématiques.

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Années trente au Japon, en temps de crise économique. Un bus transporte les habitants d'une petite ville de la péninsule d'Izu jusqu'à Tokyo. Son chauffeur, « Monsieur Merci », doit son surnom à son attitude particulièrement chaleureuse avec celles et ceux qu'il croise sur la route et qu'il conduit. Parmi eux, une très jeune femme quitte le village pour être vendue comme geisha en ville. Le temps du trajet, la jeune femme et le chauffeur se rapprochent.

Hiroshi Shimizu semble avoir trouvé avec cette histoire de bus un dispositif lui permettant de déployer tout son art. En premier lieu l'art du travelling pour lequel il est réputé s'étire ici sans commune mesure (de manière générale, Shimizu aura été l'auteur de nombreux plans techniquement osés, et ce depuis ses films muets : voir les travellings de Jeunes filles japonaises sur le port), tout en se fondant naturellement dans l'intrigue : les innombrables travellings sont ceux de la caméra embarquée avec le bus. L'habitacle constitue en outre un endroit idéal pour y disposer un groupe de personnages et y mettre en scène les rapports et mouvements au sein de ce groupe (ce qu'on trouve dans d'autres films de Shimizu : le groupe d'enfants dans Les Enfants de la ruche, les pensionnaires de l'auberge dans Pour une épingle à cheveux, les groupe de soldats, de femmes et d'enfants dans L'Athlète vedette). Les passagers du bus forment un groupe socialement hétérogène dont les rapports ne cessent de se re-configurer à mesure du trajet. On assiste d'ailleurs tout au long du film à divers changements de place des personnages dans le bus.


Enfin, l'itinéraire d'un bus sur une route en lacets, fait d'un trajet, d'une destination, de pauses et de rencontres s'accorde au goût de Shimizu pour l'improvisation et les récits non linéaires, faits de ruptures et de digressions, et prétextes à raconter plusieurs choses à la fois. Le bus croise le chemin de travailleurs à pieds, de paysans, d'habitants de zones isolées, et à travers eux le film capte un monde rural en crise et en décalage avec une autre partie du Japon industrialisée, cette ville de destination qu'on ne verra jamais. Quitte à briser le rythme de l'intrigue principale, certaines de ces rencontres font l'objet de saynètes et le film forme un enchaînement d'épisodes aux tonalités changeantes (tantôt gaies, tantôt tristes) entrecoupés de respirations qu'amènent les travellings sur la route et le paysage. Shimizu laisse à chaque micro-récit, à chaque personnage rencontré, le temps d'exister et ces multiples histoires dessinent une peinture d'ensemble et une humeur collective en l’occurrence morose (en témoigne la réflexion désespérée d'un passager : « Quand un bébé nait, on ne sait même plus s'il faut dire félicitations ou bien dire ses condoléances »). Le premier plan de l'intrigue et l'arrière-plan de cette peinture d'ensemble, traités avec la même importance (de façon quasi documentaire pour ce qui concerne l'arrière-plan), s'enchevêtrent. Comme si, en faisant le récit de ces passagers et de cette jeune femme promise à un triste destin, Shimizu n'avait fait qu'agrandir un détail du tableau.

Dans cette peinture, la toile de fond que constitue le paysage est tout aussi soignée et occupe une place essentielle. Le paysage est filmé depuis le bus qui emprunte une route de montagne sinueuse qui borde la mer, la rivière ou traverse la campagne. Majestueux ou bucolique, il semble tantôt refléter les états d'âme des passagers qui le contemplent, tantôt tout embrasser et relativiser. A mesure que le film avance, le paysage se charge de ces vies qui le sillonnent, si bien qu'on finit par le regarder différemment et qu'on ne sait plus finalement qui regarde quoi : les personnages contemplent-ils le paysage ou bien le paysage est-il le spectateur des histoires humaines ? Cette idée que les vies humaines font partie du paysage qui en garde la trace est explicite dans l'épisode des travailleurs coréens (voir l'extrait commenté plus bas), on la trouve aussi dans Les Enfants de la ruche : dès qu'il voit l'océan auquel il l'identifie désormais, un des enfants appelle sa mère qui avait disparue en mer.


La richesse de Monsieur Merci émane aussi de tout un système de concentration, de détournement et de variations de l'attention qui révèle la propre attention de Shimizu pour la poésie et la complexité des rapports humains. Le point de vue du film varie sans cesse d'un personnage à l'autre ou à un point de vue omniscient. L'attention est aussi celle que les personnages s'accordent les uns aux autres et qu'on voit se transformer au cours du film en véritables actes de solidarité. « Monsieur Merci » est un personnage particulièrement attentionné, la femme indépendante qui voyage seule (personnage important du film) est fine observatrice, et on assiste à plusieurs scènes de sollicitude de personnages envers d'autres. Ils sont d'ailleurs sans cesse filmés en train de s'observer, « Monsieur Merci » occupant une place privilégiée d'observateur secret derrière son rétroviseur.


L'attention, c'est enfin celle que le film requière du spectateur pour saisir tout ce qui se joue, rien n'étant appuyé ou trop esthétisé. Qui plus est du spectateur d'aujourd'hui et occidental ou « observateur lointain » pour reprendre l'expression de Noël Burch qui voit en Shimizu « le réalisateur le plus "spontanément japonais de sa génération" »(1). Il compare l'approche du récit chez Shimizu à la « tendance à la conception "agglutinante" du récit »(2) dans la littérature japonaise et particulièrement dans l'œuvre du poète et romancier du XVIIe siècle Ihara Saikaku. Burch cite l'analyse de G.W. Sargent, spécialiste de ce dernier, dans des termes qui semblent tout trouvés pour désigner le cinéma de Shimizu : « Saikaku n'insiste pas lourdement sur le sens de ce qu'il veut dire [...] il passe vite d'un sujet à l'autre, comptant sur ses lecteurs pour le suivre de leur mieux » ; « La morale de l'histoire est là pour ceux qui en sont curieux, mais il est vraisemblable que ni Saikaku ni ses lecteurs n'y portaient un grand intérêt pour elle-même. Elle fait partie du mouvement de l'ensemble. » ; « La pensée n'est pas logiquement progressive [...] Chaque brève section peut se développer d'une façon qui n'implique pas de relation directe avec ce qui va suivre, et la transition, quand elle a lieu, est amenée de façon abrupte et presque négligente, parfois par des moyens mécaniques [...] Fondamentalement, il s'agit d'une suite de digressions rapportées les unes sur les autres. » (3)

Ainsi, dans Monsieur Merci, la forme du récit (une histoire en chasse une autre), mais aussi les changements de points de vue et de ton, la place du paysage qui relativise les drames humains, la caméra tenue à distance de l'action (on compte de nombreux plans d'ensemble et une absence de gros plans), l'aspect très lumineux du film ou encore l'usage de la musique, joyeuse ritournelle qui revient tout au long du film comme un baume appliqué sur les événements malheureux, font sans cesse voyager l'attention et l'émotion du spectateur et la détournent des malheurs.

Révélatrice de ce rapport au récit, la pause effectuée par les voyageurs avant de traverser un long tunnel de montagne, sans doute la plus belle séquence du film, moment d'émotions retenues et de grâce, constitue une sorte de condensé du style et des motifs de Shimizu.


La première partie de la séquence est un exemple significatif de variation des points de vue et de diffusion de l'attention chez Shimizu. Alors que les passagers se dégourdissent les jambes, on assiste à un rapprochement entre le chauffeur et la jeune femme-future geisha, vu à travers le point de vue de l'autre femme : plus « indépendante » et plus mûre, elle adopte vis-à-vis de la première (une jeune femme innocente qu'elle fut sans doute) un sentiment ambigu, mêlé de jalousie et d'empathie. « Monsieur merci » de son côté est en partie ailleurs puisque tout en discutant avec la jeune femme, il fait autre chose (il jette des cailloux dans le vide) puis il regarde autre chose : la mère de la jeune femme, affaissée contre le bus, fatiguée. La focalisation sur les regards et leur mise en abîme nous font entrer dans l'intériorité des personnages tout en mettant en scène l'empathie de personnages soucieux des autres. On assiste dans l'enchaînement de cette scène et jusqu'à la fin du film à la transformation de cette sollicitude en actes : la femme indépendante mettra tout en œuvre pour rapprocher le chauffeur de la jeune femme. En premier lieu, elle suggère à la mère et sa fille de se rapprocher physiquement du chauffeur au moment de remonter dans le bus. Ses efforts d'entremetteuse seront couronnés de succès à la fin du film : le chauffeur finira par se lier à la jeune femme, la libérant de sa condition et libérant sa mère de ses tourments et de sa culpabilité, dans ce qui ressemble plus à une bonne action qu'à une résolution amoureuse.

La deuxième partie de la séquence ressemble à première vue à une des nombreuses digressions du récit. Pourtant, dans l'équilibre de la séquence, elle occupe en durée autant de place que la première. En outre, particulièrement hantée par la mort, elle éclaire l'ensemble du film, d'une dimension existentielle et mélancolique. Avant de reprendre la route, le chauffeur voit arriver une femme en blanc qu'on avait vu courir derrière le bus. Ils se connaissent. Elle fait partie d'un groupe de travailleurs coréens qui construisent les routes. Contrainte de laisser derrière elle la tombe de son père mort, ici dans la montagne, elle demande au chauffeur de la fleurir quand il passera. Le père dans sa tombe fait désormais partie de ce paysage qu'il a travaillé à façonner. L'image fantomatique du reste du groupe de travailleurs, qui, habillés tout en blanc et condamnés à l'errance, trainent leur bardas et leur condition laborieuse sur la route, vient appuyer cette dimension du paysage gardant la trace des vies humaines.


Vient l'heure de l'au-revoir entre le chauffeur et la travailleuse, un au-revoir pour toujours. Immobile, la femme regarde le bus s'éloigner puis, depuis le point de vue du bus qui repart, c'est elle qu'on voit s'éloigner jusqu'à n'être qu'un point blanc se confondant avec le paysage dans la lumière blanche du jour, en contraste avec l'obscurité du tunnel dont la noirceur envahit l'image. Il s'agit d'un long travelling depuis une route : procédé que l'on retrouve tout au long du film, à la différence essentielle que celui-ci dure jusqu'à ce que le personnage ne soit plus perceptible. Dans un même plan, la femme passe de l'existence au devenir-souvenir et à la disparition. Le travelling raccorde le regard de la jeune femme à l'intérieur du bus  : c'est à travers son regard qu'on voit disparaître la femme en blanc. C'est à travers le regard et le souvenir des autres que l'on vit. S'ensuit une discussion désenchantée que le chauffeur, véritable réceptacle de culpabilité, conclut par : « J'ai l'impression de conduire un corbillard ». En complète contradiction avec ce qui vient d'être dit, la musique gaie reprend (comme souvent dans le film, la musique est gaie lorsque le bus est en mouvement, tandis que les moment de pause et de fixité sont liés au désespoir). C'est sur une marche quasi forcée que la vie doit reprendre son cours.

La dé-dramatisation opérée par Shimizu dans Monsieur Merci vient au service de l'élan vital de personnages qui toujours avancent en laissant derrière eux leurs soucis. Elle a tendance à masquer, derrière une fausse légèreté ou une vraie pudeur, la profondeur des sentiments humanistes du film. Les travellings, mais aussi la variation des angles autour du bus cherchant à saisir toute sa configuration, embrassent dans un même mouvement toutes les vies captées par le film, rappelant l'appartenance de toutes ces vies à une même communauté humaine. Il y a de la grandeur dans l'ambition qu'a Shimizu de vouloir saisir toutes les couches de la vie, de l'intériorité des êtres au paysage, en passant par l'itinéraire individuel, le groupe, le contexte social, le tout étant entremêlé. De la grandeur, sans éclat et sans drame.

Carmen Leroi

Pour le personnel soignant et toutes celles et ceux qui n'ont pas le choix de continuer à se déplacer et travailler et prennent des risques :



(1) Noël Burch, Pour un observateur lointain - Forme et signification dans le cinéma japonais, Cahiers du cinéma Gallimard, 1982, p.251

(2) Ibid.

(3) G.W. Sargent, The japanese Family Storehouse, Cité par Noël Burch, Pour un observateur lointain - Forme et signification dans le cinéma japonais, p. 252

Monsieur Merci est visible en intégralité sur Youtube.



mardi 15 octobre 2019

Problèmes d'adultes : entretien avec Dan Sallitt

J'ai découvert les films de Dan Sallitt il y a un peu moins d'un an, avec d'abord All The Ships at Sea qui m'a surpris par sa simplicité, sa précision et, peut-être paradoxalement, la grande liberté laissée aux personnages. 

Après ma rencontre avec Huang Ming-chuan (et dans une moindre mesure celle avec Darezhan Omirbaev), j'avais de nouveau envie de réaliser un entretien avec un réalisateur dont l'œuvre demeure plus ou moins secrète. Avec le désir de pousser l'exercice un peu plus loin. Être plus méthodique et progresser film par film. L'exercice a probablement ses limites, mais une question en particulier me taraudait : comment peut-on travailler de si longues années, à faire du cinéma, alors même que le système semble vous ignorer ? 

Alors que je découvrais progressivement le travail de Dan Sallitt (il venait de numériser pour la première fois son premier film, Polly Perverse Strikes Again !, resté longtemps invisible), il m'est apparu que ses films étaient si clairs et si emplis d'émotions qu'ils refusaient même le statut de « films obscurs » (ce qui n'est pas le cas de toutes les filmographies). Dan Sallitt réalise des films pour tout un chacun; des films de fiction qui se veulent profonds et accessibles à la fois. C'est particulièrement évident à la vision de The Unspeakable Act et Fourteen, ses deux derniers long-métrages.

Nous avons commencé à correspondre et j'ai appris que son nouveau film serait présenté dans des festivals européens (à Berlin mais aussi au Champs-Élysées Film Festival). Je l'ai pris comme un signe. Les films de Dan Sallitt sont, par essence, lumineux. J'espère seulement avec cet entretien pouvoir faire (un peu plus) la lumière sur toute son œuvre.

Tournage de All the Ships at Sea

Polly Perverse Strikes Again ! (1986)

Vous allez sur vos trente ans lorsque vous réalisez Polly Perverse Strikes Again !. Quel a été votre parcours auparavant ?

On peut dire que j’ai découvert le cinéma du jour au lendemain.  J’avais 17 ans et j’ai vu Le Port de l'angoisse (To Have and Have Not, Howard Hawks, 1944). Avant ça, je n’étais qu’un dilettante, pas plus intéressé par le cinéma que par les autres arts. Je me suis mis alors à regarder plusieurs centaines de films par an. Avant mes 18 ans j’avais découvert la politique des auteurs, ou tout du moins sa version américaine. J’étudiais les mathématiques à l’université et escomptais bien devenir mathématicien, mais à 19 ans je décidais que je voulais en fait devenir réalisateur. Après mes premières études, j’intégrais l’école de cinéma de l’Université de Californie à Los Angeles (UCLA) – j’avais pour idée de me faire une place dans l’industrie du film en vendant des scénarios. J’étais alors bien trop immature pour me rendre compte que j’étais psychologiquement inapte à pénétrer Hollywood, ou toute autre industrie du cinéma. Je ne compris cela que vers 25 ou 26 ans, et j’avais alors en tête de retourner sur la Côte Est et d’y réaliser des films indépendants. C’est alors que j’ai obtenu un boulot au Los Angeles Reader en tant que critique de cinéma. C’était un poste gratifiant et assez excitant, mais en contrepartie j’étais bien trop occupé à écrire mes critiques pour pouvoir réaliser des films. Au bout de quelques années, je voulu démissionner.

Le film est produit par EZTV, une structure de production ainsi qu'un lieu d'exposition, fondé en 1979 à Los Angeles par John Dorr et d'autres artistes (notamment Michael J. Masucci, qui interprète le directeur du cinéma dans Polly Perverse). Comment êtes-vous entré en contact avec EZTV?

EZTV a commencé à exposer des vidéos en 1983, l’année même où je suis devenu critique à temps plein. J’avais entendu parler de John par mes amis cinéphiles de Los Angeles, et je m’étais donné pour mission de couvrir le plus souvent possible les projections qu’il organisait. John savait que j’avais envie de passer à la réalisation et il me proposa un jour d’utiliser les locaux et l’équipement d’EZTV. En 1985, alors que je m’apprêtais à quitter mon travail en tant que critique, EZTV déménagea dans des nouveaux locaux très spacieux, à New Orleans Square dans West Hollywood. La première fois que je vis cet endroit, cela me fit l'effet d’un grand studio de cinéma inachevé. Je fus tout de suite très inspiré. Très vite, je démissionnai du Los Angeles Reader et me mis à travailler sur Polly Perverse.
A cette époque, EZTV n’était pas très structuré et John permettait à tout types d’artistes de travailler ici. Nous devions partager l’équipement au format U-matic 3/4" et le rendre dès lors qu’un client se présentait. John ne m’a jamais réclamé de l’argent, alors même qu’EZTV en avait vraiment besoin. Si mes films n’étaient pas si différents de ceux de John, il apportait pourtant le même soutien à de nombreux autres artistes dont les œuvres étaient à l’opposé de son approche du cinéma.


Deux des trois acteurs principaux de Polly Perverse Strikes Again ! apparaissent déjà dans les films de John Dorr : S.A. Griffin (Approaching Omega, 1983) et Strawn Bovee (Dorothy and Alan at Norma Place, 1982). On retrouve Strawn Bovee dans vos films All The Ships at Sea (2004) puis Fourteen (2019). Quant à Dawn Wildsmith (qui interprète Theresa), elle fait le grand écart entre votre cinéma et le cinéma bis où elle atteindra une certaine notoriété. Comment s'est construit le casting ?

Je ne connaissais alors rien au principe du casting. Je pensais que les acteurs étaient bien plus malléables qu’ils ne le sont en réalité, qu’un bon acteur saurait s’adapter à n’importe quel rôle. J’aimais S.A. et Strawn dans les films de John Dorr et je les ai recrutés sans même une audition au préalable. Il me semble que j’ai entendu parler de Dawn à travers Mark Shepard et Pat Miller qui avaient crée un mini-studio dédié aux films d’horreur à petit budget, au sein même d’EZTV. Dawn s’est présentée à l’audition déjà dans son personnage : elle profanait et titubait comme un marin saoul. Nous étions impressionnés.
Mes efforts pour que S.A. parvienne à jouer son rôle en dehors de sa zone de confort ne firent qu’aliéner son rapport au projet. Dawn fut d’abord très enthousiaste puis se désinteressa du film au beau milieu du tournage. Strawn quant à elle, devint notre amie. Elle nous aidait à faire le ménage après chaque journée de tournage et l’on traînait souvent ensemble.
Aujourd’hui, j’ai tendance à apprécier le jeu de S.A. dans Polly Perverse, même s’il est différent de ce que j’avais alors en tête. D’une façon très méthodique, il essaye d’être toujours «réel». Aujourd’hui, je pense effectivement que notre caractère, de par nature, est forcément contradictoire.

Tournage de Polly Perverse Strikes Again !

Lorsque l'on sait que vous n'aviez même pas trente ans à l'époque, le sujet peut surprendre. D'où vient l'idée première du film ?
Les jeunes n’ont-ils pas tendance à produire un art plus «vieux» ou daté que celui de leurs aînés? J’avais vingt-cinq ans lorsque m’est venue l’idée pour Polly; j’ai alors écrit les deux tiers du scénario. Enquête sur une passion (Bad Timing) de Nicolas Roeg et Le Concours (The Competition) de Joel Oliansky sont sortis au cinéma à la fin de l’année 1980. J’aimais beaucoup Theresa Russell et Amy Irving dans ces films et le contraste entre les deux me fit penser au motif de la dualité dans les comédies du Hollywood classique. Je pensais adapter l’histoire de L’Impossible Monsieur Bébé (Bringing up Baby, Howard Hawks, 1938), en souligner les sous-entendus sexuels et rendre justice au personnage de Miss Swallow, en tout cas plus que ne le firent Howard Hawks et Dudley Nichols. Dans Polly, Theresa est nommée d’après Theresa Russell. Par contre, l’autre personnage féminin, d’abord nommé Amy, est devenu Arliss. Le nom de famille de Nick, Huxley, est aussi celui du personnage de Cary Grant dans L’Impossible Monsieur Bébé. J’ai eu, au cours de ma vie, une seule fois l’occasion de «pitcher» mon film lors d’un rendez-vous des professionnels du cinéma. C’était en 1981, je crois, et j’ai dit au producteur que mon film était un mélange entre L’Impossible Monsieur Bébé et La Maman et la putain (Jean Eustache, 1973). Il n’avait jamais entendu parler de ces deux films.

Polly Perverse ne se limite pas à contenir «en germe» les bases de votre cinéma à venir : le film est déjà une réussite – d'une grande précision. On devine un travail opéré dans la confiance. Comment expliquez-vous que votre idée du cinéma soit à ce point formée à ce moment-là ?

J’étais alors assez prétentieux, en tout cas en ce qui concerne le cinéma. Malheureusement cela transparaît très clairement dans les critiques que j’écrivais alors! Ce n’est pas si mal pour un artiste de cultiver son arrogance, mais peut-être suis-je allé un peu trop loin… En tout cas, je ne manquais pas de confiance en moi. Pour Polly, et comme pour tous mes autres films, j’ai fait un storyboard où chaque plan et coupe étaient préparés à l’avance. Cela a fonctionné, plus ou moins : il y a peut-être une coupe qui ne me satisfait pas, mais le film terminé est très similaire à celui pensé sur papier.

En parlant de précision, on remarque la fixité des cadres. Les lieux présentés, même si investis par divers personnages, semblent souvent vides. Un bar, une gare, un salon... ce sont des lieux emblématiques que vous observez, mais le ton pince-sans-rire n'est pas loin. Etrangement, le film m'a fait penser à S.O.B (Blake Edwards, 1981). Peut-être à cause de la scène à la plage.

Mais ce qui arrive sur ma plage n’est pas aussi grave que ce qui se produit sur celle d’Edwards ! Je me demande si le passage du temps fait qu’aujourd’hui Polly et S.O.B. sont aussi des documents sur un Los Angeles passé. Pour moi, le poids des lieux dans Polly est évident aujourd’hui, et c’est tant mieux, mais je n’y pensais pas vraiment à l’époque.
La fixité de mes cadres, mon goût pour les longues prises, cela doit avoir trait à mon côté «mathématicien». Aujourd’hui encore, j’aime faire du cinéma aussi simplement que possible, avec un minimum d’effets. J’écris aussi de cette manière.


Les personnages refusent de choisir entre l'attrait d'une vie tranquille et l'appel de l'aventure. En même temps, ils sont criblés de failles et faiblesses comme s'ils ne pouvaient vraiment affronter ni l'un ni l'autre.

Je pense que Nick a choisi une vie simple et droite. Il paie le prix de ce choix. Oui, il n’est pas très heureux – mais il se souvient à quel point une vie de plaisir est intenable. Il est prêt à être insatisfait si cela veut quand même dire stabilité. C’est son malheur et aucune des deux options ne garantissait un bonheur véritable. Je pense que c’est aussi le cas de Cary Grant dans L’Impossible Monsieur Bébé, mais je voulais que cela soit plus visible ici.
Theresa et Arliss sont plus «stylisées», je crois. Elles sont autant des personnages que des représentations de la psychologie de Nick, et lorsqu’à la fin elles échangent certains de leurs traits, c’est un peu comme la circulation de de symboles au sein d’un rêve.


Le dialogue est une composante essentielle de votre cinéma. Vos personnages dialoguent mais cela ne veut pas dire qu'on arrive toujours à se comprendre mutuellement (ou soi-même). Les cris, la colère, sont aussi une option ! Il semblerait que parfois on ne parvienne pas à formuler nos envies, nos idées.

Je pense que pour moi, les dialogues fonctionnent de façon très similaire à ceux de Rohmer : comme une forme de réalisme. Ce n’est pas parce que j’ai beaucoup de choses à dire aux spectateurs que mes personnages parlent beaucoup, mais c’est parce que les gens sont bavards dans la vraie vie.
Dans Polly, Nick refuse de mettre un nom sur certaines choses. Il essaye de réprimer une part importante de sa personnalité. Arliss pense, comme beaucoup d’individus en 1986 et jusqu’à aujourd’hui, qu’il est bon de parler de ses sentiments, de les identifier. Nick n’a qu’une réponse à lui opposer : laisse tomber, tout va bien, j’essaye précisément de ne pas être en lien avec mes émotions. Bien sûr, tout ne va pas bien. Arliss s’en rend compte et prend encore plus sur elle en faisant éclore tous les non-dits. Mais la praxis de Nick qui consiste à réprimer ses émotions est peut-être la bonne.

Pouvez-vous nous parler du personnage de Theresa ? Elle apparaît dans les premiers plans du film, «presque à la Fuller», et ne cesse de pousser les deux personnages jusqu'à leurs limites. La mise en avant de ses désirs sexuels est-elle une façade ?

On peut interpréter les premières scènes du film d’un point de vue psychologique: nous voyons les pensées de Nick passer lentement de l’inconscient de Theresa à sa conscience. Mais ce n’est qu’un complot, une façon de faire accepter plus facilement aux spectateurs la présence de Theresa en tant que personnage, alors qu’en fait elle n’est qu’un outil narratif, toujours au bon endroit et en possession des bons outils pour faire émerger les désirs réprimés de Nick. Sa sensualité extrêmement extravertie n’est qu’une façon forcée de suggérer à quel point l’inconscient est désordonné. Loin de moi l’idée d’analyser vraiment en profondeur le personnage de Theresa.


J'ai l'impression que dans vos films suivants il n'existe plus « d'outil narratif » déguisé sous les traits d'un personnage. D'une certaine façon, les autres personnages, même s'ils si sont loin d'égaler Theresa, en termes d'attraction, de désir et de violence, ont toutefois plus de chair. Ils sont de véritables personnages qui parviennent aussi à assumer une fonction théorique (ainsi, peut-être, Tommy dans Honeymoon). Mais peut-être que je me trompe ?

Peut-être que vous avez raison. Polly est structuré comme une comédie, et c’était pour moi l’occasion d’une plus grand abstraction. Mais je pense toutefois que mes films suivants contiennent aussi des personnages déguisés en créations psychologiques alors qu’ils sont en réalité conçus en des termes conceptuels. Par exemple, Mimi dans Honeymoon parvient à modifier des habitudes pourtant ancrées depuis toujours – ce n’est pas quelque chose que l’on voit souvent. Virginia, à la fin de All the Ships at Sea, part seule à la redécouverte du monde, sans rien, pas le moindre argent. Jackie, dans The Unspeakable Act, est un puzzle dont je ne voulais pas que quiconque soit à même de le résoudre. Comme en écho, dans Fourteen, j’ai essayé de cacher à moi-même les raisons des problèmes psychologiques de Jo.

Quelles étaient les possibilités de diffusion pour Polly Perverse Strikes Again ! en 1986 ?

Polly n’a quasiment jamais été montré. Il y eut quatre projections chez EZTV en 1986, auxquelles peu de gens vinrent. Puis plus rien jusqu’à une séance à l’Anthology Film Archives à New-York en 2013, dans le cadre d’une rétrospective de mes films. Puis une autre en juin (2019) à Madrid. C’est tout.
Nous ne pensions pas vraiment à une plus grande distribution: nous pensions que les qualités techniques limitées de la vidéo empêcheraient cela. En y repensant, 1986 était pourtant l’année où le cinéma indépendant américain commençait à devenir viable financièrement. Polly n’était pas à même de surfer sur cette vague, mais au moins la vague arrivait-elle!

Honeymoon

Honeymoon (1998)

Vous quittez votre travail de critique au moment de la réalisation de Polly Perverse Strikes Again !. Il y a finalement un écart de douze années entre ce film et Honeymoon. Que s'est-il passé ?

En 1987 je décidai d’arrêter les boulots sous-payés liés au cinéma et j’obtenai un poste de jeune diplômé dans une société de programmes informatiques. Rétrospectivement, ce fut une très bonne décision : sans le salaire de ces boulots techniques, je n’aurai jamais pu économiser assez pour auto-financer ma carrière de réalisateur. Mais pendant longtemps je n’avais pas le moindre temps libre en dehors de l’informatique.
Malgré tout, je commençai une nouvelle production avec EZTV en 1989, pour un film appelé The Odalisque. Cela aurait dû être un long-métrage assez court, peut-être même plus court que All the Ships at Sea (64’). Après un jour de tournage, une des actrices principales me dit qu’elle ne travaillerait avec moi qu’à condition que je lui cède le contrôle des éclairages. Nous nous séparâmes et je ne trouvai jamais quelqu’un qui puisse reprendre le rôle. J’ai plus tard utilisé la structure (mais pas le sujet) de The Odalisque pour All the Ships at Sea.
Et puis, j’ai chanté et joué de la guitare dans un groupe de rock, de 1990 à 1992, jusqu’à ce que je quitte Los Angeles. J’imagine que c’est une combinaison de ces différents éléments qui est à l’origine de cette longue pause dans ma carrière de réalisateur. Dès que j’arrivai à New-York, je me mis à réfléchir avec mes amis sur des projets de films indépendants. J’ai notamment écrit un scénario qui me sembla finalement trop compliqué à tourner. Ces déceptions et d’autres complications firent que je ne remis les pieds sur un plateau qu’en 1996.  

Le film est produit par Static Productions qui, d'après IMDb, n'a produit en tout et pour tout que vos cinq long-métrages. J'imagine que c'est vous-même qui avez fondé cette compagnie ?


Oui. Jusqu’à Fourteen, c’était juste un nom et pas une véritable compagnie. Mais maintenant, si quelqu’un veut me faire un chèque, je peux l’encaisser.

Vous tournez cette fois dans un très beau 16mm. On retient particulièrement du film la lumière bleutée de la nuit, lumière déjà présente par moments dans Polly Perverse. D'une certaine façon, c'est peut-être votre film le plus « frontalement » beau : pellicule, forêts et lacs, et une belle histoire d'amour (tout du moins au début!).

Je ne suis pas un fanatique du celluloïd, mais je dois dire qu’un film en pellicule y gagne en beauté. Je n’avais alors jamais travaillé avec une équipe professionnelle et j’étais encore en plein apprentissage : comment échanger avec eux, lesquels de leurs apports refuser et lesquels accepter. La lumière du film doit alors beaucoup au directeur de la photographie David Park et au chef électricien Frank Stubblefield.

Tournage de Honeymoon

Honeymoon va se consacrer presque exclusivement à un duo d'amis qui décident du jour au lendemain de se marier, Mimi (Edith Meeks) et Michael (Dylan McCormick). Edith Meeks est excellente dans Honeymoon, comme elle le sera dans All The Ships at Sea (2004). Comment l'avez-vous connue ? Peut-être grâce à ses rôles chez Todd Haynes ?

J’ai entendu parler d’elle par deux sources différentes au même moment. Ma compagne d’alors avait grandi à Memphis avec Ira Sachs, et nous avons brunché ensemble un jour – c’était après qu’il eut tourné Le Delta (The Delta, 1997) mais avant la première du film. Lui et Edith avait travaillé ensemble pour la société d’Eric Bogosian, et lorsque je lui ai décrit le personnage que je cherchais à caster, il a pensé à Edith en me conseillant de voir sa performance dans Poison (Todd Haynes, 1991). Au même moment, je suis allé voir l’adaptation de Bérénice d’Edgar Allan Poe par mon ami Michael Gitlin, et Edith jouait un des rôles principaux.
Il y a beaucoup de bons acteurs, mais la plupart d’entre eux ne croisent pas le chemin d’un film au bon moment – je me sens très chanceux d’avoir pu travailler sur plusieurs films avec Edith. Le contraste entre elle et Strawn (qui avait été l’actrice vers laquelle s’aimantaient mes projets, à Los Angeles) est troublant. Edith est infiniment complexe: tout ce qu’elle dit ou fait suggère plusieurs niveaux d’émotions et de lectures. Le don de Strawn, c’est son évidente clarté : quand elle regarde quelque chose, sa ligne de vision est pareille au tracé d’une flèche. Les imaginer ensemble, c’est ce qui a donné naissance à All the Ships at Sea.

Concernant Dylan McCormick, son personnage n'est pas sans ressemblance avec celui de S.A. Griffin dans Polly : un bel homme, bien bâti, duquel vous allez vous amuser à en révéler les failles. Bien sûr, dans votre cinéma, avoir des faiblesses n'a rien de péjoratif.

Qu’elles soient bonnes ou mauvaises, ces faiblesses font partie de nous… Il y a quelque chose chez Dylan qui fonctionne très bien dans mes films : je perçois toujours son intelligence à l’écran, et la légère distance humoristique dont il use correspond à la manière dont j’aime que mes dialogues soient lus. Mon ami Gary Walkow a fait deux très bons films à Los Angeles avec Dylan, ces films n’ont quasiment jamais été montrés : Radio Mary (2016) et Be My Baby (2016).


La première scène du film est presque ironique : Mimi et Michael, dans une voiture la nuit, semblent s'être disputés. Ils sont sur le point de « rompre » alors même qu'ils ne sont pas encore officiellement en couple (c'est leur deuxième « rendez-vous »). Puis l'on enchaîne directement sur une ellipse de deux ans.

J’imagine qu’il y a là une sorte d’ironie. Cette première scène sert de préface à l’histoire principale et est mise en scène de façon assez légère, alors même que les émotions qui s’y jouent sont très lourdes. Si la caméra n’était pas aussi en retrait, ce pourrait être le début d’un film de Jacques Doillon.

Mimi et Michael semblent irrésistiblement attirés (au sens propre comme figuré) l'un vers l'autre, ainsi cette scène dans le bar où Michael offre un cocktail à Mimi et annonce qu'il va boire avec d'autre. Dans la scène suivante, ils sont de nouveau face-à-face. D'ailleurs, le jeu musical de Mimi annonce la couleur : « It's coming and you can't stop it ».

Une observation intéressante. Dans mon esprit, l’idée principale est venue en premier – un couple qui s’est interdit tout romantisme mais découvre que, tout simplement, ils s’aiment plus qu’ils n’aiment les autres – et l'attraction des corps dans l’espace a découlé de tout ça.

Leur mariage est un pari pascalien à retardement. Michael et Mimi s'aiment depuis longtemps, en discutent, mais pour eux se marier est aussi un grand saut dans l'inconnu. Notamment au niveau sexuel.

J’ai commencé avec l’idée d’un mariage chaste, me demandant comment une telle chose se passerait aujourd’hui, avec la morale sexuelle contemporaine. Puis j’ai inversé cette idée : quel genre de personnes pourraient vraisemblablement faire ça? Pour que cela se produise véritablement, Mimi se devait d’être un personnage extrême et inattendu – j’aime les personnalités extrêmes, et l’idée devint alors de plus en plus intéressante. Michael se devait d’être mentalement «marié» à Mimi, pour qu’elle puisse le convoquer à tout moment. Ce genre d’engagement est souvent plus facile à tenir en théorie qu’en pratique.
Peut-être que le véritable pari pascalien est celui de Mimi, aux deux tiers du film. Il y a peu de chances qu’un mariage avec une dynamique aussi instable puisse être sauvé, mais Mimi se doit d’essayer tout de même.



Il y a certainement quelque chose de rohmérien dans Honeymoon. On devine dans votre cinéphilie la présence du cinéma classique américain mais aussi d'auteurs tels que Eric Rohmer et – c'est moins évident mais All The Ships at Sea lui est dédié – Maurice Pialat. Pourriez-vous nous parler des auteurs étrangers qui vous ont aidé à construire votre cinéma ?

J’ai vu mon premier film de Rohmer lorsque j’avais 17 ou 18 ans, et tout de suite j’ai voulu faire des films comme les siens. Je n’ai jamais eu cette même réaction avec d’autres réalisateurs, peu importe à quel point je les aimais. Pour moi, Rohmer est l’essence même du cinéma, celui qui nous montre exactement ce dont on a besoin pour faire des films. Je suis arrivé à Pialat plus tard, et il me fallut beaucoup plus de temps pour le comprendre. La première partie d’Honeymoon, avant le mariage, est inspirée du montage libre de Pialat, avec beaucoup d’ellipses temporelles. Mais ce traitement du temps est corollaire à l’approche générale des arts par Pialat, ce n’est pas un théorème central, et je ne pense pas avoir su capturer l’esprit de Pialat dans Honeymoon. Des années plus tard, je pense que j’ai finalement compris les leçons de Pialat: son rejet de la fiction pure, son idée que les gens peuvent être représentés de façon adéquate à travers l’assemblage hétéroclite d’instants biographiques, d’improvisations, d’accidents. Fourteen est mon premier film dont je peux dire qu’il est fait sous la tutelle de Pialat (All the Ships at Sea est dédié à Pialat uniquement parce que ce dernier est décédé pendant la post-production du film, pas parce que le film lui ressemblerait).

Quelle était votre idée concernant les nombreuses scènes où Mimi et Michael sont nus ? En particulier la première nuit très fastidieuse des deux amants. Vous choisissez de capter cet instant dans la durée.

Lorsque pour la première fois j’ai eu l’idée de montrer la première nuit de cette très particulière lune de miel, je me suis dit «Oh non! Ne fais pas ce film!». Il me fallut 24 heures pour accepter le fait que c’était bien le scénario que je m’apprêtais à écrire. Si cette scène ne «polluait» pas l'entièreté du film pour le spectateur, ce serait juste cruel ou voyeuriste. Il fallait que les personnages soient incapables de s’extraire du cauchemar, pour que le film ne soit pas un simple divertissement.


Comme désaccordés, les deux amants cherchent à retrouver le bon ton. Ils hésitent pourtant entre une discussion franche et les jeux de la séduction. Comme si mettre en lumière cette quête les désarçonnerait.

Je pense que tous deux comprennent très vite que suivre leur instinct ne mène qu’à des résultats catastrophiques. Reste une solution: ne pas être naturel l’un avec l’autre. Ce n’est pas une bonne situation. Ils font de leur mieux, mais la situation ne fait qu’empirer.

Les difficultés sont nombreuses mais le film refuse de s'apitoyer sur les personnages. En même temps, Mimi et Michael font preuve d'une formidable capacité d'adaptation.

C’est vraiment incroyable qu’ils parviennent à rester ensemble. J’ose dire que dans la vraie vie ce serait impossible. Le ton du film change aux deux-tiers, avec un passage documentaire concernant un homme qui vit dans la ville adjacente et du charbon qui continue de brûler sous terre. Mimi revient changée de cette partie documentaire. Il s’agit véritablement d’une transformation fictionnelle déguisée en un processus psychologique.

Définiriez-vous Honeymoon comme un mélodrame ? Les réalisateurs qui aujourd'hui travaillent à réinventer la forme du mélodrame sont peu nombreux aujourd'hui.

Pour moi, ce n’est vraiment un mélodrame, même si je vois où vous voulez en venir. Stromboli (Roberto Rossellini, 1950) et Voyage en Italie (1954) sont-ils des mélodrames ? D’une certaine façon oui, je crois. J’essaye de travestir des choses folles et fictionnelles en un réalisme psychologique.

Comment le film fut-il accueilli ?

Le film n’a été sélectionné que par quelques petits festivals. Pour beaucoup, le film est difficile, ce que je comprends. En tant que spectateur, il est difficile d’aimer Mimi et le film ne fonctionne pas vraiment si l’on est pas capable de maintenir une quelconque sympathie avec elle. J’ai fait plusieurs séances pour l’équipe du film et mes amis, et un schéma se répétait : beaucoup quittaient la salle sans me donner leur avis, quelques-uns me complimenteraient d’un air gêné, et peut-être une personne serait enthousiaste a propos du film.

Avez-vous pu cette fois « surfer sur la vague » et vous joindre à d'autres artistes du cinéma indépendant américain ?

Le cinéma indépendant américain était en vogue à ce moment-là, et s’il y avait une vague sur laquelle surfer je n’étais pourtant repéré par personne, si ce n’est quelques critiques tels que Bill Krohn et Kent Jones. Le film a été projeté plus de fois en rétrospectives que lors de sa «sortie».

All the Ships at Sea

All the Ships at Sea (2004)

Vous retournez à la vidéo avec All the Ships at Sea.

Au sein du laps de temps qui sépare Honeymoon et All the Ships at Sea, la vidéo était devenue acceptée par les festivals et mêmes certains distributeurs. J’ai filmé en vidéo car c’est vraiment moins cher que la pellicule, pas parce que j’aime le rendu. Mais j’ai pris beaucoup de plaisir pendant la post-production, notamment avec le montage que je pouvais faire chez moi, là où la post-production d’Honeymoon était toute aussi contraignante que les autres étapes de la réalisation. Pour Honeymoon, j’étais toujours à attendre que les autres soient disponibles, et je devais payer de fortes sommes pour obtenir le privilège qu’ils me consacrent un peu de leur temps. Au contraire, j’ai monté tout All the Ships at Sea depuis mon salon, et c’est finalement là aussi que je me suis occupé du montage son et de l’étalonnage. Même si vous n’avez pas toutes les compétences, vous pouvez vite apprendre en multipliant les essais, et ce sera toujours plus rapide que si vous deviez planifier la post-production en fonction du planning des autres.

Le début du film est assez déstabilisant. Le ton semble semblable à celui de vos deux films précédents mais la conversation tourne vite autour du religieux ainsi que la secte mystérieuse dont revient Virginia (Edith Meeks). Aussi, la mère d'Evelyn et Virginia est très dure avec ses filles. Le père est présent mais inexistant. D'une certaine façon les personnes âgées étaient maintenues en hors-champ dans vos films précédents (si l'on met de côté la partie « documentaire » de Honeymoon).


J’aime les idées extrêmes, et j’ai ce débat en interne : faut-il aplanir ces idées pour les rendre plus naturalistes, plus vraies ? Je me souviens avoir hésité a propos la phrase prononcée par la mère, «Vous deux êtes le fruit d’une expérience ratée.» Je me suis au final forcé à l’écrire exactement comme je l’avais imaginée. Je n’avais qu’un court temps à l’écran pour expliquer comment les deux filles avaient grandies, et je me suis dit autant en arriver à cette phrase.
Les personnages âgés ne me gênent pas. Mes deux premiers films parlent de relations amoureuses et j’imagine que je n’avais pas tant besoin d’un contexte social. Mais le sujet de  All the Ships at Sea et The Unspeakable Act est la famille.


Pour moi, les dialogues de All the Ships at Sea évoquent plus un roman de la Nouvelle-Angleterre du XIXè siècle que les joutes verbales à la Hawks. Peut-être est-ce à cause des thèmes mystiques abordés dans le détail.


Le film est né du fait que, selon moi, Edith et Strawn partagent une sensibilité très «Nouvelle-Angleterre», et qu’elles auraient pu être sœurs. Cela même si Strawn était née et avait grandit en Californie.
Ensuite vint l’idée que les sœurs allaient discuter de leurs idées, nous nous éloignâmes alors de l’échange verbal à la Hawks. Mais je ne pensais pas vraiment à Hawthorne ou ce genre d’auteurs.

Le film se déroule dans la même maison où était filmé Honeymoon. Cette maison ou cette région ont-elles un sens particulier pour vous ?


J’ai grandi dans le Nord-Est de la Pennsylvanie, et la maison est la maison de vacances de mes parents. J’y ai tourné principalement pour des raisons financières : si d’autres occasions peu onéreuses s’étaient présentées, je n’aurai pas filmer deux fois dans la même maison. Mais je pris plaisir à filmer la région, agrémenter le film de détails géographiques et sociaux qui me sont familiers.


Vous travaillez la gêne qui relie les deux sœurs. Parfois le film l'exprime pleinement, parfois vous jouez du montage et du rythme pour l'éluder.


Lorsque Evelyn l’emmène jusqu’à la maison de vacances, Virginia refuse d’abord de parler. La gêne est intégrée à la première partie du film. Mais aussi, l’étrangeté d’Evelyn va en fait plus loin que ce à quoi l’on pense d’abord: à la fin du film on comprend qu’elle a survécu à son enfance uniquement en supprimant tout sentiment à l’égard de sa famille cruelle, et cette concession incluait aussi supprimer ses sentiments à l’égard de sa sœur Virginia. Lorsque Virginia se résout à parler, on devine une maîtrise de soi qui semble être le fruit de son endoctrinement idéologique. Mais cela aussi est plus profond qu’il n’y paraît: Virginia a toujours ressenti un amour désespéré pour sa grande sœur; on ne peut remettre en cause ces sentiments.

Il y aurait deux histoires en même temps : celle à l'écran et celle que vous laissez cachée dans les trous de la narration. On pourrait voir un indice de cet état de fait dans la scène où Virginia voit Evelyn cacher les couteaux de la cuisine.


Beaucoup de choses restent invisibles dans ce film. En premier, l’enfance horrible des deux sœurs. Et puis l’on imagine des choses sordides qui ont pu se passer au sein du culte religieux de Virginia. L’environnement calme et bucolique sert de contrepoint à ces sous-entendus.

J'ai dit que Polly était un film aux thèmes étonnamment mûrs, étant donné votre âge au moment de la réalisation. Pour autant, je ne crois pas que vous auriez pu faire All The Ships at Sea en 1986. Ce dernier film témoigne d'une autre maturité.


De mon côté, c’est difficile à dire. All the Ships at Sea, à sa surface, est un film relativement austère, mais il est agité au fond par des idées plutôt romantiques : un amour éternel, la renonciation, le pouvoir que peut donner la foi. Je crois que j’ai toujours besoin d’une sorte de romantisme pour qu’un projet m’excite.

Comme vous le disiez, tout ce qu'Edith Meeks dit ou fait suggère plusieurs couches d'émotions, mais dans le film elle déclare n'avoir rien à cacher. Le croit-elle vraiment ?


Virginia est une idéologie : elle a besoin de se présenter en exemple aux autres comme une bénéficiaire des bienfaits de son idéologie. Bien sûr, cela devient plus difficile à partir du moment où vous avez souffert d’une dépression nerveuse. Mais on peut la voir en train de travailler à intégrer ces nouveaux éléments au sein de son appareil idéologique. Je crois qu’elle croît en tout ce qu’elle dit, mais c’est incroyable comment les gens peuvent s’auto-persuader dès lors que quelque chose est en jeu.


Votre cinéma trouve sa forme adéquate à travers la figure du duo. A ce titre, All the Ships at Sea est votre film le plus radical.


Sans aucun doute, c’est mon film le plus «pratique» ! Après la trop grande complexité de Polly et ce scénario qui ne prit jamais forme en 1995 car j’avais trop de personnages et de lieux, j’ai essayé, avec Honeymoon, de travailler le petit budget idéal avec deux acteurs et un seul lieu. All the Ships at Sea est ma tentative la plus proche de cet idéal. Après ce film, j’ai commencé à m’éloigner de ce genre dramatique un peu hermétique: je commençais à manquer d’idées sur comment piéger deux personnages dans un lieu, et aussi parce que j’étais attiré par des cinéastes tels que Pialat, qui ont besoin de sauter à travers le temps et les lieux pour saboter la fiction.

Il me semble qu'un élément qui doit vous plaire chez Rohmer, et qu'on retrouve dans votre cinéma, c'est la capacité qu'ont les personnages, tous à leur façon, de lister et dénombrer les possibilités qui s'offrent à eux.


Les personnages de Rohmer possèdent souvent les concepts de ce qu’ils sont et de pourquoi les choses arrivent. Rohmer montre alors le monde comme un système un peu moins ordonné que ces concepts. C’est en tout cas le format des « Contes moraux ». Je ne sais pas si je suis vraiment comme ça. J’imagine que la plupart des mes personnages sont assez intelligents et savent argumenter à l’oral. Les croyances d’Evelyn sont réduites à néant, et elle n’a rien pour les remplacées, mais elle peut quand même raconter cette crise au spectateur. Elle est en plein voyage freudien: c’est très désagréable lorsque cela arrive, mais si elle est assez forte pour surmonter cette épreuve, le résultat final pourrait n’être que bénéfique pour elle.

  
Contrairement à vos autres films, All the Ships at Sea est narré à travers une structure en deux temps : Evelyn et Virginia, mais aussi Evelyn et le prêtre catholique. D'une certaine façon c'est elle qui raconte l'histoire.


Je n’avais pas le scénario jusqu’à ce que j’emprunte la structure en flashback à mon projet inachevé The Odalisque. Ce n’est qu’après que j’ai pu commencer à écrire.
Les flashbacks ne sont pas qu’une préférence stylistique, ils sont aussi un outil, et parfois vous avez besoin d’eux pour résoudre un problème dramaturgique. Sans le duo Evelyn/Joseph cadrés séparément, All the Ships at Sea ne fait que s’étioler à la fin. L’état d’esprit d’Evelyn, et comment il est retranscrit pour le spectateur, c’est là que repose vraiment le drame. La structure en flashback me permet d’accéder à son état d’esprit aux bons moments.

Pouvez-vous nous expliquer ou nous parler du titre ?


C’est une phrase associée à Walter Winchell, un commentateur radio d’actualité, connu des années trente aux années cinquante. Il commençait son émission par «Bonsoir, Monsieur et Madame Amérique du Nord et du Sud, et tous les bateaux à la mer. Allons-lire la presse!» Ainsi, le titre évoque le monde des parents qui reste suspendu au dessus de celui des sœurs. C’est aussi une allusion poétique au lointain, au calme et à la tristesse.

Avec All the Ships at Sea, et plus encore The Unspeakeable Act, il m'apparaît que vos films traitent tous de thèmes dont « on ne devrait pas parler » au cinéma : des thèmes dont on imagine mal qu'ils puissent qu'ils puissent devenir l'élément central d'un scénario puisqu'ils touchent à des zones extrêmement sensibles. Cependant, en échange d'un investissement sérieux et total dans la mise-en-scène, vous parvenez à parler de religion et des sectes, de l'impuissance sexuelle ou de la possibilité de l'inceste dans une relation d'amour frère-sœur.

A ce sujet, j’ai une personnalité double – un peu comme Rohmer, si j’ose dire. D’un côté je suis attiré par les sujets extrêmes, notamment le sexe, et l’énergie que je trouve à mener à bien un projet provient souvient de cette idée de transgression. D’un autre côté, j’essaye toujours de me prouver que je suis un gentil garçon, alors j’use avec ces matériaux d’une approche très terre-à-terre, sans sensationnalisme, comme s’ils n’étaient qu’un élément parmi d’autres de la vie. Peut-être que les transgressions de Rohmer semblent moins importantes… mais il y a en général dans ses films une sorte d’impossibilité, un empêchement : un désir est provoqué mais jamais assouvi. Comme dans mes films.

The Unspeakable Act

The Unspeakable Act (2012)

Nous parlions donc d'inceste... Dans un interview avec filmmakermagazine.com, vous dîtes que vous aimez réaliser des films de famille puisqu'ils vous permettent de montrer « les plus étranges des comportements et en même de rester dans les limites de la vie quotidienne ».

Les membres d’une famille, lorsqu’ils parlent ensemble, vont souvent faire preuve d’un degré de cruauté inédit même dans les cercles d’amis! C’est quelque chose que l’on retrouve aussi au sein des relations amoureuses, à un degré peut-être moins extrême. De cela découle un manque de sens de la dissimulation: votre famille connaît tous vos pires défauts, pourquoi se fatiguer à les cacher ? C’est une véritable aubaine pour celui qui écrit, pour des effets dramatiques autant que psychologiques. Mais la plupart du temps, cette aubaine est gâchée: tous ces parents gâteux dans les films, ces marques d’affection entre des amoureux, ne sont que des signaux à l’intention unique du spectateur, pour leur signifier qu’ils sont en terrain familier.

The Unspeakable Act évoque directement et franchement l'amour incestueux, une façon de mettre les choses à plat pour en vérité parler de bien d'autres choses ?

L’idée de l’inceste me stimula avant tout pour son caractère direct et franc. En fait, je n’ai quasiment rien à dire sur l’inceste: cela m’intéressait comme un geste extrême, et une façon d’obliger le spectateur à ne pas se décider trop vite quant à la façon dont l’esprit de Jackie fonctionne. Le plus amusant pour moi est la forte personnalité de Jacie : son manque total de pudeur quant à ses désirs, comment elle se voit obligée de très vite comprendre la façon dont le monde traite les informations; le romantisme qui lui fait penser qu’il serait idiot de supprimer un grand amour ressenti, pour quelques raisons que ce soit.


Tous les acteurs du film sont nouveaux dans votre cinéma. Comment procédiez-vous ? Le scénario était écrit pour ces acteurs ou bien vous êtes passé par un processus de casting ? Je crois que vous avez découvert Tallie Medel (qui interprète Jackie Kimball) dans une série ?

J’ai d’abord essayé de caster certains de mes «vieux» acteurs. J’ai écrit le rôle de la mère pour Edith Meeks, et celui de la psychiatre pour Strawn Bovee. Mais Edith était depuis peu la directrice de HB Studios, une école d’acteur à New-York assez réputée, et elle n’avait pas le temps de jouer alors. Strawn quant à elle, est membre de la Screen Actors Guild. Je n’avais pas le temps ou la liberté de pensée pour m’atteler à un film d’union, ce qui ajoute toujours beaucoup de complexité et de paperasse à un projet à petit-budget.
Je trouve le processus du casting difficile et j’essaye de l’éviter quand c’est possible. Mais pour The Unspeakable Act je me concentrais sur des personnages plus jeunes et je n’avais personne en tête pour ces rôles. J’ai commencé le casting neuf mois avant le début du tournage, en passant par le bouche à oreille. Je rencontrais des gens dans des cafés, puis je les auditionnais en duo. Joe Swanberg me recommanda quatre acteurs (que j’ai finalement tous castés – j’apprécie l’oeil qu’a Joe pour les acteurs), Tallie en faisait partie. Joe ne l’avait jamais rencontrée mais il l’avait vu dans un court-métrage de Daniel Scheinert, I’m Nostalgic (2007), avant de discuter avec elle par email. Elle et plusieurs autres acteurs avaient participé à un long-métrage quasi-documentaire de Daniel Scheinert, Everything a Monster is Not (2010), que Scheinert a distribué sous la forme d’une web-série. Une scène précise me fit me décider pour Tallie. J’ai aussi casté deux autres des acteurs principaux de ce film.
Il n’y avait pas de schéma particulier lors du casting. Sky Hirschkron, qui interprète Matthew, est un ami cinéphile. Carrie Luft, la psychiatre, a joué dans plusieurs films de Shari Berman, alors un de mes producteurs. Kati Schwartz, la sœur de Jackie, je l’ai repéré au théâtre alors que je me renseignais sur un auteur acteur. Aundrea Fares, la mère, je l’ai trouvée à travers un site de casting.


Il me semble qu'avec un plus grand nombre de personnages vous trouvez une nouvelle dynamique à votre cinéma. Avec Tallie Medel au centre du vortex. Elle peut dégager plusieurs émotions à la fois, mais sur un mode clairement différent de celui d'Edith Meeks.

Tallie et Edith sont tellement différentes. Edith nous montre ce que le métier d’acteur peut achever dès lors qu’il est au service de l’honnêteté et de l’intégrité. Tallie a un talent pour exister face à la caméra, et son existence est d’une certaine façon plus crédible que l’existence de nous autres.
J’ai dit que j’avais commencé à chercher pour une forme cinématographique moins hermétique après All the Ships at Sea. Par exemple, un plus grand nombre de personnages et de lieux. C’est encore plus difficile de réaliser un film à petit budget de cette façon, mais c’est intéressant de mettre votre petit drame en compétition avec le grand monde. Et alors, le casting peut être plus amusant et intuitif. Dans cette optique, je crois que Fourteen va encore plus loin.

J'aime comment les personnages se côtoient tous les jours alors même que chacun semble vivre dans son propre monde.

Cette maison représente le monde de Jackie dans sa globalité: pas seulement parce qu’elle y a grandi, mais aussi parce qu’elle n’aspire à rien en dehors de cette maison. Tout ce qu’elle désire y est déjà. C’est très bien alors que cette maison paraisse grande et pleine de vies différentes. Et puis il y a une autre raison, plus dramatique, qui fait que les personnages sont d’une certaine façon distants les uns des autres. L’idée première du film est celle d’un drame entièrement construit puis résolu autour de deux enfants, comme s’ils étaient seuls sur une île déserte: comme s’ils étaient dans un film de Nicholas Ray. Dès lors, les parents se doivent d’être absents: l’un est décédé, l’autre est occupé par on ne sait quoi. Le frère aîné est ailleurs, à l’université, l’autre frère a un caractère qui fait qu’il veut s’échapper de la famille. Cela laisse Jackie et Matthew, le dernier couple romantique.

De nouveau, et de façon plus franche que dans All The Ships at Sea, c'est un personnage qui raconte l'histoire. La voix-off de Jackie renvoie à son analyse auprès d'une psychiatre. Mais j'imagine qu'une fois de plus personne n'est capable de s'auto-analyser intégralement.

La voix-off de Jackie est simplement un moyen d’obtenir le plus possible de moments intéressants, en juxtaposant le point de vue de Jackie sur le nôtre. Si vous l’analysez, vous verrez que sa voix-off est partout: parfois, Jackie parle depuis l’instant même qu’elle vit, parfois depuis le future, parfois aussi elle parle à travers une distance émotionnelle – mais l’on peut voir qu’elle n’a pas vraiment atteint cette distance. Tout pour atteindre le meilleur effet. Je n’utilise que très peu la voix-off pendant les scènes de psychothérapie, car durant un thérapie il n’y a rien de plus intéressant que notre conscience qui, bête et inamovible, se dresse et bloque la voie à tout progrès.


C'est aussi votre film avec les personnages les plus jeunes. Un teen movie ! Qui de plus se déroule sur longue période.

Un temps plus long si vous ne comptez pas l’ellipse de « deux ans plus tard » au début d’Honeymoon. Les gens décrivent souvent The Unspeakable Act comme un film “coming of age” («accéder à la maturité»), et certainement c’est le cas, mais d’autres pensent que pour Jackie la maturité consiste à mettre de côté son obsession puérile et de se concentrer sur des émotions plus adultes, alors que je pense que que cela consiste plutôt pour elle à découvrir qu’on obtient pas toujours ce qu’on veut le plus dans la vie, mais que la vie continue et que l’on peut même être heureux de temps à autre.

Les dialogues de vos films expriment une tension certaine entre un certain naturalisme et une extrême précision. Il y a une force dialectique qui, pour moi, exprime justement une certaine vérité. Êtes-vous toujours sûr de vous-même lorsque vous écrivez ces dialogues ?

Il y a un léger fossé entre ce que j’écris et ce que j’en pense, et ceux que les autres en pensent. Je pense qu’écrire est toujours une combinaison entre les rêveries de celui qui écrit et une façade réaliste. Mais la fantaisie apparaît très tôt dans le processus de l’écriture, et lorsque je m’attelle aux dialogues je concentre tous mes efforts sur les mots, pour qu’ils sonnent réalistes, pour qu’ils soient crédibles dans la bouche de mes personnages. Et alors, les spectateurs évoquent le caractère abstrait de mes dialogues, et je ne sais jamais quoi répondre à tout cela. Je me demande si j’ai échoué dans ma tentative de bien camoufler l’abstraction.
Avec Fourteen, les commentaires quant au côté artificiel des dialogues semblent avoir disparus. Je pense que Tallie and Norma ont tout simplement trouvé un mode d’interaction qui correspond plus aux idées qu’ont les gens aujourd’hui du réalisme. Norma, en particulier, possède un véritable talent qui lui permet d’énoncer n’importe quel dialogue bizarre et de le faire sonner juste. Je me demande alors : n’était-ce que cela «l’abstraction» ? Est-ce qu’un petit léger changement au niveau du jeu permet de la faire disparaître?
Il est possible que les éléments qui m’intéressent dans le jeu d’un acteur excluent certaines données propres au jeu réaliste, donnés qui bien sûr changent au fil des ans. Peut-être que le cinéma classique hollywoodien, qui fut ma première passion, a plus d’influence sur moi que je ne m’en rend compte.

Une grande partie du film se déroule dans une grande maison à Brooklyn. Comment avez-vous trouvé ce lieu ? A quel point avez-vous modifié son intérieur pour les besoins du film ?

Nous ne disposions d’aucun argent nous permettant de modifier l’intérieur de la maison – nous avons juste dû accepter cette maison. C’est la maison de famille d’un ami musicien new-yorkais. Elle est connue dans certains milieux comme la maison de « Brooklyn Woodstock », un petit festival annuel qui se tenait dans le jardin pendant les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, là exactement où l’on peut voir Jackie jouer au bridge.
Pouvoir disposer de cette maison fut un des deux coups de chance qui fit de The Unspeakable Act un succès. L’autre coup de chance fut rencontrer Tallie, bien sûr.


 C'est peut-être le moins new-yorkais des films new-yorkais. Tout du moins pour moi qui ne connaît pas cette partie de Brooklyn. On dirait plutôt la banlieue d'une ville moyenne.

Lorsque j’ai écrit le scénario, je pensais à ma ville natale en Pennsylvanie et j’ai fait du repérage à New-York mais aussi en Pennsylvanie. Le quartier, Ditmas Park, est connu dans l’industrie du cinéma du fait des nombreuses et grandes maisons en bois. La plupart des spectateurs, et même des new-yorkais, sont frappés par son aspect très différent du New-York habituel.

Depuis quand portiez-vous le projet The Unspeakable Act ? Le sujet vous semblait une évidence ?

L’idée centrale du film était l’attitude inorthodoxe de Jackie face à ses propres désirs incestueux. Ainsi ce thème de l’inceste était présent dès le début. Je pense que l’idée m’est d’abord venue en 2007 ou 2008, puis j’ai commencé à accumuler les notes. Je travaillais alors à plein temps, le projet ne pouvait évoluer que lentement, mais je ne me suis jamais arrêté.

Certains de mes proches ou amis n’aimaient vraiment pas l’idée du projet. Mais je crois que c’est de ma faute car je n’arrivais pas à leur faire entrevoir la véritable tonalité du film. J’ai réalisé le film exactement comme je l’imaginais et ceux qui étaient gênés par l’idée première sont sortis de la projection agréablement surpris.


Après cinq long-métrages, pensez-vous maîtriser totalement la réalisation de vos films ou bien êtes vous toujours surpris au moment du montage ? Le film fait preuve d'une magnifique précision et l'on peut se demander aussi si vous faîtes de nombreuses prises, si vous improvisez visuellement sur le plateau…

Depuis mon premier film, je prépare sur papier le montage du film et je m’y colle. Au début j’étais même obsédé par l’idée de suivre absolument le story-board, au point même que souvent je ne filmais que la section d’une scène qui m’intéressait alors qu’il aurait été beaucoup plus simple de laisser la caméra tourner. Je me suis assagi à ce sujet, mais aujourd’hui encore je ne filme pas des plans de secours [plans d’ensemble] dans le sens conventionnel du terme : une scène ne peut être montée que d’une façon unique. Bien sûr, chaque coupe pose quelques problèmes, notamment lorsqu’il faut qu’une position ou la façon dont une phrase est prononcée correspondent au plan suivant. Mais, en général, ces problèmes sont résolus sans grand changement au niveau du plan de montage.
Je n’ai pas pour habitude de filmer une scène depuis plusieurs angles, par contre je fais en général beaucoup de prises d’un même plan. La période de montage est alors assez intense car je dois tout revoir et me «connecter» aux performances des acteurs. Sur le plateau, je ne suis pas toujours aussi présent que j’aimerai l’être: j’ai des buts précis pour chaque plan et j’essaye au maximum de les atteindre. Au moment du montage, je peux alors prendre le temps d’être sensible aux particularités de chaque performance. Et souvent, la prise qui atteint chaque but n’est pas la meilleure. Il est aussi possible de manipuler les performance à travers le montage sonore, et je dois dire que je n’ai pas honte d’insérer des bouts de dialogue d’un plan à un autre.

Trouvez-vous une certaine forme de liberté dans la réalisation de films au budget minime ? Si l'occasion se présentait, désireriez-vous réaliser un film à « gros budget », notamment dans un autre genre ? J'ai lu quelque part que vous aviez des séquences d'action déjà tournées et montées en tête.

Faire des films avec son propre argent, cela veut dire que l’on peut faire exactement le film que l’on désire. Bien sûr à condition de vouloir des films au caractère intimiste [with small subjects]. Je n’ai jamais utilisé l’argent de quelqu’un d’autre pour aucun de mes films, alors je ne sais pas s’il est possible de trouver des investisseurs qui seraient prêts à laisser un réalisateur faire tout ce qu’il veut. Probablement qu’ils existent.
En théorie, je ne serai pas contre un certain niveau de création participative de la part du producteur. Par exemple, si un investisseur n’aime pas une idée, cela ne m’embêterait pas de la supprimer ou bien de la modifier jusqu’à ce que nous soyons tous les deux satisfaits. Et puis j’aime plutôt l’idée de se voir proposer une idée de base et de devoir en trouver l’approche, à condition que cette idée ne me soit pas complètement inadaptée.
Mais, en pratique, je crois que si un investisseur s’imposait dans mon projet, je rangerai simplement mes jouets et rentrerait chez moi.
J’aimerai beaucoup faire un film d’action! Avant même d’être cinéphile j’aimais déjà le cinéma de genre. Mes premiers scénarios étaient ceux de films d’action… mais cela fait plusieurs décennies que je n’ai pas travaillé sérieusement sur un projet qui ne soit pas réalisable avec mon propre argent. Et j’imagine que mon idée des films de genre n’a pas su évoluer avec le temps. «A chacun son métier», et c’est peut-être mieux ainsi.

Fourteen

Fourteen (2019)

Nous parlions de Pialat à propos de Fourteen. Il est vrai que ce film est plus chaotique que les autres. Tout du moins, le spectateur doit reconstruire une histoire à partir de morceaux éparpillés, espacés. Ainsi Mara a un petit ami différent d’une séquence à l’autre. Il est parfois difficile de dire ce qui apparaît ou disparaît entre les coupures.

J’associe effectivement à Pialat ce système de coupes entre les scènes sans indication précise du temps passé. J’aime aussi comment Pialat refuse d’utiliser l’attitude de ses personnages pour illustrer leur place dans l’histoire. Jo est une personne malheureuse qui semble pourtant heureuse la plupart du temps – c’est quelque chose que l’on retrouve chez Pialat et qui je crois dit quelque chose de vrai a propos du bonheur et de notre caractère. Pialat n’a pas confiance en la fiction, il peut alors nous montrer comment les idées que nous nous faisons des gens sont soutenues par des constructions fictionnelles que nous leur imposons.

Vous avez rencontré Norma Kuhling à travers un casting ? Il est vrai qu’elle possède le don de « normaliser » vos dialogues à travers des inflexions de voix, et cela entre en correspondance avec l’ironie désabusée de son personnage.

J’ai découvert Norma à travers son agence. Je n’avais jusque là jamais fait appel à des professionnels au moment du casting, mais Gary Walkow connaissait quelques personnes de cette société et puis j’étais assez désespéré à ce moment.
J’ai écrit le scénario pour Tallie et Kate Lyn Sheil qui a un petit rôle dans The Unspeakable Act et que j’admire beaucoup dans les films de Swanberg. Mais, pour des raisons que je n’ai jamais très bien compris, elle ne voulait pas faire le film. J’ai ensuite auditionné quelques acteurs que je connaissais et j’ai choisi Hannah Gross pour le rôle de Jo. Mais juste après, Hannah a été choisie par David Fincher pour sa série télé Midhunter et son planning était tout de suite plus compliqué. Je me suis remis à chercher une actrice et j’ai trouvé Norma. Mais pendant le tournage de Fourteen, Norma a été prise dans Chicago Med et j’ai dû quand même patienter.
Ainsi, il existe trois versions de Fourteen qui flottent dans un monde imaginaire. Mais la plupart des films vivent dans ce monde imaginaire et il n’y a qu’une seule version qui a pu être extraite et ramenée jusqu’à notre monde physique. Je suis triste pour ces versions qui n’ont jamais vues le jour, en particulier celle avec Hannah car elle voulait vraiment faire le film, et puis j’adore Hannah. Mais Norma a sû complètement s’emparer du personnage de Jo. Elle voulait tellement le rôle, elle a tant travaillé. Chaque détail de sa performance est pensé, travaillé. Je suis très heureux de la façon dont le personnage s’est réalisé.

Tournage de Fourteen

A travers son enfant et sa vie professionnelle, et peut-être sans même s’en rendre compte, Mara semble se construire une sorte de distance émotionnelle envers Jo. Elle a besoin de temps pour comprendre cet état des choses – et je pense aux dernières scènes, où sa fille pleure.

La distance émotionnelle se construit naturellement et nous devons constamment la repousser, la combattre. Je crois que Mara a simplement arrêté de lutter. Et les petits trous de la vie se sont alors remplies d’un million de choses, plus ou moins importantes. De temps en temps, Mara ressent cette douleur, celle d’avoir perdu quelqu’un qu’on aimait tant. Ainsi la scène au funérarium où Lorelei se met en colère. Et puis la vie reprend et la douleur s’éloigne.

Il y a dans le film un moment de silence en particulier, celui qui consiste en un long plan fixe sur la gare de Katonah, avant que Mara ne surgisse d’un des trains. Une façon de reprendre son souffle. Ou de marquer le poids du temps.

Les spectateurs ne savent pas encore que Jo a fait une overdose et qu’elle a failli mourir. Mais moi, je le savais, et je savais aussi quel serait le destin final de Jo, et je me devais d’être solennel. J’avais toujours prévu qu’avec ce plan j’amènerais le film à une sorte de pause, mais pendant le montage je me suis demandé si je n’étais pas en train de faire une erreur. Et puis j’ai réalisé que si je raccourcissait ce plan je le regretterais toute ma vie.
A bien y regarder, il se passe beaucoup de choses dans ce plan. On y voit surtout un train – et il y a toujours beaucoup de choses à voir au niveau des trains. Puis l’on voit comment fonctionne une ville-dortoir, tous ces gens qui montent dans des voitures qui les attendaient puis disparaissent. Et puis Mara. Durant la première prise, quand la caméra a commencé son panoramique sur Tallie, j’avais la larme à l’oeil.

La ville d’enfance de Jo et Mara pourraient être restée bloquée dans le passé mais elles y sont comme étrangères.

Ainsi sont les villes de notre enfance. On se sent d’abord bien rentré chez soi. Et puis très vite l’on s’y sent mal à l’aise.
Katonah est une jolie ville. Les plans extérieurs tournés là-bas ressemblent à ceux de D.W. Griffith.


Une fois de plus je suis étonné de la sensibilité avec laquelle vous vous emparez de certains éléments (ici l’usage banalisé de la drogue par Jo), en évitant le cliché et le pathétique. Ainsi la drogue est hors-champ mais produit une sorte de peur souterraine. Sans bien-pensance et même sans aucun jugement sur les personnages, le film dit que l’on a le droit de s’inquiéter pour un ami dès lors qu’il se drogue.

Mara n’est pas un personnage prude, elle a eu sa part de plaisirs interdits, parfois aux côtés de Jo. Le spectateur peut-être surpris par certains excès de Jo, mais l’angoisse de Mara est plus graduelle. Le film joue ainsi du contraste entre la familiarité qu’entretiennent Mara et Jo, et la non-familiarité du spectateur.
La prise de drogue et les explosions colériques de Jo restent hors-champ, notamment parce que j’aime le mystère qu’entretient le fait de parler de certaines personnes alors qu’on ne les voit pas. Mais aussi parce que ces scènes d’explosion auraient pu n’avoir rien de particulier. En général, je n’inclus dans mes films que des scènes dont je pense que je peux en faire quelque chose d'intéressant. Ensuite, le point de vue du film et le système d’identification [où le spectateur se sert d’un personnage comme un point d’entrée dans l’univers du film] suit mon choix de scène. 

Je me demande si la dernière partie du film, de même que la première nuit des amants dans Honeymoon ou l’inceste dans The Unspeakable Act, n’était pas un de ces éléments qui, parce que radicaux, demandait un volonté particulière d’écriture. La mort était-elle présente dès l’origine du projet ?

La mort était présente depuis le début du projet. J’ai écrit un email à un ami en 2012, juste après avoir eu l’idée du film: tout était très vague excepté la scène où Lorelei et Mara pleurent au funérarium. Cette scène était déjà pensée dans le détail.
Je n’avais jamais tué un personnage auparavant et je me suis senti obligé de traiter le sujet de la mort avec sérieux, de ne pas laisser cette histoire n’être qu’une « mort fictionnelle » que quelques larmes de crocodile suffiraient à faire oublier.
Tous les éléments radicaux au sein de mes films que vous évoquez fonctionnent de façon similaire, dans un sens dramaturgique : on imagine la réaction du spectateur et l’on peut jouer avec ou contre cette réaction. Mais le ton émotionnel des éléments de ces trois histoires n’est pas le même à chaque fois pour moi. Pour Honeymoon, j’ai trouvé que l’idée de cette première nuit était particulièrement douloureuse, et il me fallut un certain temps pour que je parvienne à me convaincre que je devais faire ce film. Avec Fourteen, j’éprouvais envers la mort de Jo une sorte de fascination sentimentale douce-amère, de la sorte que j’éprouvais secrètement en voyant les malheurs des autres. Ainsi, j’ai essayé de ne pas encourager ce plaisir secret chez le spectateur. Concernant The Unspeakable Act, pour être honnête, traiter de l’inceste était plutôt fun. J’ai tendance à m’identifier à toutes les sortes de désirs sexuels.

Contrairement à dans vos autres films, Fourteen n’entretient pas vraiment de « sentiment du lieu ». Les appartements apparaissent puis disparaissent. Subsiste cependant le germe de cette émotion, produite par l’acuité de vos cadres.

C’est un beau compliment! J’aime à croire que la caméra dans mes films est attentive aux traits particuliers de chaque lieu, mais je ne suis jamais sûr si cela peut-être perçu, parmi toutes les autres choses qui se produisent à l’image.


Peut-être que je me trompe mais j’ai l’impression que dans Fourteen les personnages sont moins introspectifs. C’est le montage de ces instants de vie qui a pour charge de montrer au spectateur toutes les possibilités de la vie.

Je pense que vous avez raison. En un sens, cette question renvoie à la précédente et au manque d’un sentiment, celui d’un lieu central pour le film. Fourteen est vraiment un film différent de ceux que j’ai réalisé auparavant. Lorsque l’on doit préserver son budget en réduisant le nombre de lieux et d’acteurs, on va aussi chercher une sorte de focus dramatique pour justifier cette concentration, et le drame permet d’arriver à des personnages plus remarquables. Si vous enlevez l’unité de lieu et de temps qui sert de pivot, tout s’écroule et prend alors une forme nouvelle: le drame peut s’éloigner, les personnages n’ont plus à conduire le drame mais peuvent simplement vivre leur vie.

Fourteen est plus « marqué » par le mouvement : celui de la caméra et des êtres (travellings, scènes de rue) mais aussi celui de la parole qui transite souvent par le téléphone. La narration ne cesse d’ouvrir de nouvelles fenêtres.

Je pense que Fourteen est mon film avec le plus grand nombre de plans, à l’exception peut-être de Polly Perverse. The Unspeakable Act n’avait aucun travelling mais quelques panoramiques. Mais lorsque je commence un film je ne m'astreins pas à des règles concernant les mouvements de caméra: je suis simplement le sujet du film. Et parfois c’est une chance qu’un mouvement de caméra s’avère être plus facile ou bien plus difficile qu’une autre alternative. Ainsi, lors de la dernière soirée de tournage pour The Unspeakable Act, le directeur de la photographie et moi faisions des essais pour un plan-travelling, que nous n’avons finalement pas gardé.
Un travelling où l’on suit un personnage a beaucoup à voir avec un plan statique qui serait centré sur un personnage: dans les deux cas, le réalisateur subordonne sa vision à la nécessité de voir un personnage directement. Mais il y a un panoramique dans Fourteen dont je crois qu’il est la première fois que je laisse la caméra filmer « de son plein gré » : c’est le panoramique qui va de Lorelei à Mara juste avant que Mara n’apprenne le décès de Jo. Dans mon storyboard, cette scène n’était composée que de plans fixes, mais le lieu de tournage ne s’accordait pas à mes plans. Le panoramique autonome était l’unique façon me permettant de faire une connexion visuelle entre les deux pièces. Nous avons résolu ce problème d’espace mais il s’avérait que j’avais entre-temps été conquis par la portée esthétique de ce panoramique. Quant aux coups de téléphones, leur nombre est en relation direct avec le nombre de lieux !

L’attrait de Mara pour l’écriture est particulièrement mis en retrait. Le seul moment où on la voit écrire est juste après (mais qui sait quelle durée se cache dans ce passage d’une séquence à l’autre?) la scène de crise avec Jo.

Tout d’abord, un enfant est né. J’ai pour idée que Mara met l’écriture de côté pour un temps tandis que sa vie se développe, comme cela arrive souvent. Mais arrivé à un certain âge, elle met en place ses propres priorités. Elle se dit qu’être une mère célibataire qui trouve aussi le temps d’écrire, c’est aussi une possibilité de vie acceptable. On ne voit qu’une fois ce qu’elle écrit, juste après la scène où Jo s’effondre. Mais on la voit écrire deux fois dans son carnet, plus tard.


Au-delà des conditions financières, j’imagine que vous avez déjà un certain nombre de projets en tête ?

J’ai tourné un court-métrage (Caterina, ndr) en avril dernier, et je suis maintenant en plein montage. Je n’avais jusqu’alors jamais tourné de court-métrage : en général, mes idées s’adaptent mieux à la forme du long-métrage. Mais Agustina Muñoz, aux côtés de qui j’ai joué dans le film de Matías Piñeiro, Hermia & Helena (2016), est venu à New York pour une résidence de théâtre et il m’a dit qu’il aimerait tourner quelque chose avec moi. J’étais encore très fatigué émotionnellement du fait du tournage de Fourteen, mais j’ai pensé qu’il ne fallait pas laisser passer l’occasion de travailler avec un si bon acteur et une si personne si agréable. J’ai alors écrit un scénario très rapidement, en utilisant des idées anciennes comme nouvelles, en consultant Agustina tout au long du processus. J’ai accepté ce projet avec un esprit expérimental, mais je crois que le film sera bien. Pour traiter la forme du court-métrage, j’ai choisi d’éliminer totalement le drame : j’imagine qu’il y a des façons plus intéressantes de s’attaquer à une nouvelle forme, et je n’ai peut-être pas opté pour la plus osée, mais je n’avais pas le temps pour une recherche de mon nouveau moi artistique.

Je n'ai pour l'heure pas d'autres projets et j'ai avant tout besoin de me reposer longuement. Quelques idées flottent cependant dans le monde de l'imaginaire: l'une d'elle est une sorte de projet rêvé que j'ai écrit il y a 15 ou 20 ans. Je pense que le film serait trop cher pour que je puisse le financer moi-même, peut-être ne verra-t-il alors jamais le jour. Strawn Bovee et moi avons envisagé la possibilité de faire un nouveau film ensemble, mais ça ne va pas plus loin pour l'instant.

Existe-t-il un élément particulier qui, aujourd’hui, vous pousse encore à voir des films (votre blog est la preuve de votre assiduité), à faire des films ?

Regarder des films ne demande aucun effort! Je crois que le XXIè siècle est une belle époque pour être cinéphile, avec toutes ces communautés de cinéphiles à travers le monde, de sorte que des bons films viennent de partout sans prévenir. Je suis heureux aussi que les extraits et bande-annonces se soient multipliés sur internet ces dernières années. Généralement ça n’a pas bien marché pour moi de me reposer sur les avis des critiques, mais maintenant nous pouvons avoir un aperçu du film véritable et nous fier à notre réaction. Ainsi il est facile de passer outre les gardiens du cinéma et de créer notre propre carte du cinéma.
Faire des films est aussi un désir naturel pour moi: j’ai absorbé le savoir de base, je n’ai pas besoin que la culture cinéphilique me présente au monde d’une façon qui serait la plus appropriée, ou bien que le monde reçoive mon travail d’une façon particulière. Mais la production d’un film est si fatigante, physiquement et émotionnellement. Mais bon, si c’était facile, tout le monde ferait du cinéma...

Entretien avec Vincent Poli, par email en avril-mai puis à Paris le 21 juin 2019.

Traduction : Vincent Poli.
Remerciements : Dan Sallitt, Ted Fendt, l'équipe du Champs-Élysées Film Festival, Tanner Tafelski et Pawel Wieszczecinski (Kinoscope).

Caterina