mardi 27 mai 2014

Coeur de gueux (Jean Epstein, 1935)


En 1935, Epstein a su trouver un nouveau souffle grâce à ses films bretons, mais demeure, financièrement, dans le creux de la vague. Pour survivre, il accepte des films de commande, documentaires comme fictions. Cœur de gueux en est un, et c'est probablement à cela que l'on doit imputer toutes les lourdeurs du film. En vrac : chanson niaise imposée aux flash-backs, scénario trop attendu, caractères à peine ébauchés (surtout pour la vamp), etc. L'histoire : une jeune femme tombe amoureuse d'un galant homme et tombe enceinte. Se croyant - à tort - trompée, elle se réfugie, avec son enfant, auprès de quelques forains. Une chance pour le film, le comique de répétition qui incombe au personnage de Charles Dechamps fonctionne assez bien, et surprend encore aujourd'hui par sa vivacité, comme des insultes crachées par les acteurs de Grémillon. 

Pourtant, si Cœur de gueux, film franchement moyen, fascine, c'est par tous les dispositifs qu'Epstein déploie pour échapper à son sort. Mauprat (1926) est aussi un film moyen, mais au contraire de Cœur de gueux, il est homogène et ne dévie pas un instant de sa trajectoire. Ne nous y trompons pas : Epstein ne bâcle pas une partie du film pour en sublimer une autre, et Cœur de gueux tiendrait parfaitement la route même sans ses fulgurances. Seulement, Epstein se plaît par moments à empoisonner l’engrenage du film à l'aide de cette dose d'étrange qui vient nous élever un cran au dessus du récit. Ainsi ces intérieurs gigantesques aux murs vides de toutes décorations : la parfumerie de Madeleine Renaud se limite à quelques tables et flacons placés au milieu d'une grotte dénudée. Ces reliquats de modernisme semblent aussi imprégner l'appartement de Zacconi, trop grand pour la fête qui y prend place. Nous prenons alors plaisir à suivre le cours (tranquille) d'une histoire qui semble parfois perdre ses repères. En parallèle, Epstein profite bien sûr de chaque occasion qu'il a de filmer la nature pour la magnifier. Mais s'il aime tant filmer les arbres et les rivages de France, ne serait-ce pas parce que eux au moins, savent rester à première vue muets ? La plus grande force de Cœur de gueux est de profiter des instants de silence des acteurs pour les sublimer en des plans sidérants, découpage et cadrage rompant soudainement avec le ton monotone qui dominait le film jusqu'alors. Comme pour accentuer la brûlure ces plans, véritables épines de rose sur une fleur des champs, Epstein les enrobes de faux-raccords. S'il ne s'agit pas ici d'une tentative de film dans le film, c'est parce que ces fulgurances ne concernent que quelques plans isolés. Inscrits dans ces fissures de silence, ils font pourtant toute la vitalité de Cœur de gueux et révèle la puissance des sentiments camouflés sous la peinture d'un scénario paresseux.

Alors que l'on pensait le film terminé, Epstein profite d'une dernière séquence inattendue pour enfoncer son récit dans une drôle d'inquiétude. Un vieil homme pénètre en secret dans la chambre d'un enfant qui dort et se met à l'observer. Sa stature imposante, celle d'un animal sauvage, s'effondre pourtant sous le poids du désespoir. La séquence, quasiment muette, signe le grand retour des ombres du silence. 

Vincent Poli

Cote de rareté : 4.5/5. Visible uniquement dans une rétrospective. 
 

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