lundi 14 août 2017

Le Don des larmes

Ce qui suit est un texte « rare » de Jean-Claude Guiguet, publié en 1997.



Le Don des larmes

Récemment j’emmenais un ami de passage à Paris pour visiter une vieux quartier protégé de la capitale. C’était un dimanche ensoleillé d’octobre. En marchant, l’ami invoquait l’affection qu’il avait pour son frère qu’une maladie avait emporté quatre mois plus tôt dans la fleur de l’âge. On croisait la foule des promeneurs sous les voûtes de la place des Vosges. Parfois leur nombre nous obligeait à longer les grilles du jardin central… j’en oubliais de montrer à mon compagnon la majesté de ces lieux qu’il ne connaissait pourtant pas. Le but de la promenade était oublié à son tour. Je ne pouvais même plus croiser son regard. Il pleurait.

Il pleurait comme un enfant sans se soucier des passants. Son visage irradiait d’une beauté singulière, hors norme, éloignée de tout modèle convenu. Dans la lumière de cette beauté, on pouvait voir la trace d’une blessure inguérissable et si profonde que j’éprouvais soudain un sentiment d’amour sans limite. J’aurais dû le prendre dans mes bras afin qu’il sache qu’à ses côtés quelqu’un pouvait comprendre cette douleur et la partager.

Par timidité – ou par lâcheté ? – je n’ai pas sur le serrer contre moi. Je sais depuis cet instant que je n’oublierai jamais ce visage bien aimé sur lequel je devinais une détresse que rien, surtout pas le temps, ne pourrait réduire à néant.

Parmi les données de la nature, on oublie toujours cette malédiction qui nous rend inégaux devant le banquet de la vie. Ce dimanche-là, j’ai vu la conscience de cette malédiction à travers les larmes d’un jeune homme qui ne se doutait pas vers quelle région intérieure, quel espace mélancolique, intime et secret son émotion m’avait brutalement précipité. Ce regard exprimait une certitude : il arrive que la force du destin nous dépasse et emporte notre existence sans que nous n’ayons d’autre choix que celui vers lequel nous sommes irrémédiablement entraînés.

Au cinéma, lorsqu’un film nous invite au spectacle de cette certitude incarnée dans l’épaisseur vivante de personnages emportés dans le mouvement inexorable de la vie, nous partageons avec eux une part de leur affliction ou de leur misère. Dans le meilleur des cas, ce partage du drame individuel s’apparente à la compassion et dans le pire, à l’exhibition du malheur étalé comme une marchandise. D’un côté, la noblesse de Douglas Sirk. De l’autre, la complaisance d’un Jaco Van Dormael. Entre le Temps d’aimer et le temps de mourir (Sirk - 1958) et le Huitième jour (Van Dormael - 1996), il y a toute la différence entre mélodrame et mélo.

Nous avons tous remarqué un jour la nuance pas vraiment subtile qui sépare le mélo du mélodrame. Notons donc au passage, pour ne pas se perdre dans un inventaire fastidieux et de peu d’intérêt, que la coloration péjorative du premier terme ne s’adresse pas forcément aux ouvrages relevant du seul genre mélodramatique. Il recouvre sans distinction et sans égard tout récit cinématographique laissant la part belle aux ficelles le plus souvent grossières de ces dramaturgies volontaristes à force de complaisance et d’artifices. Lorsqu’on désigne un film sous un vocable de cette nature (« c’est un mélo »), la définition tient lieu de sentence. La condamnation est implicitement contenue dans le choix du terme. Nous laisserons donc en route, ou simplement, tout en un pan de l’histoire secondaire du cinéma qui ne peut que brouiller l’espace en créant ici une confusion aussi inutile que stérile. Et puisque j’ai commencé ce texte en ranimant une émotion personnelle, je m’efforcerai d’assumer jusqu’au terme de ces divagations buissonnières ma propre subjectivité par rapport à cette notion mélodramatique qui a toujours figuré à mes yeux l’un des moyens d’accès les plus sûrs pour atteindre les hauteurs expressives de la beauté. Entendons ce terme dans son acceptation la plus sublime et rendons pour une fois à Baudelaire ce qui lui appartient. Lorsqu’il fait parler la Beauté, elle murmure : « J’ai pour fasciner mes dociles amants, mes yeux mes larges yeux aux clartés éternelles » Donc, le regard d’abord : sa vérité, sa force, sa lumière. Celui de Clara Calamaï sous le pont de Nuits blanches (Visconti - 1957), le regard intense, démesuré, agrandi par la profondeur d’une détresse sans remède ; celui de Shirley Mac Laine, implorant, ingénu et sans défense devant sa rivale dans la salle de cours du lycée de Comme un torrent (Minnelli - 1958) ; regard secoué par la violence d’une crise de larmes de Barbara Stanwyck tandis qu’elle remplit son bol de café dans la cuisine de Le démon s’éveille la nuit (Lang - 1952) ; celui de Jacques Perrin, l’adolescent blessé de Journal intime (Zurlini - 1962) posé sur Marcello Mastroianni étendu près de ce frère de hasard, sur un lit de fortune… Regard de Vivien Leigh rencontrant dans la nuit celui de Robert Taylor dans La Valse dans l’ombre (Le Roy - 1940), regard perdu de Sophia Loren à la recherche de l’enfant défunt dans les marécages de la Fille du Fleuve (Soldati - 1955), ou encore celui de Nadia de Rocco et ses frères (Visconti - 1960), dans les yeux d’Annie Girardot, au zénith de son génie de comédienne dramatique. Nadia, la femme brisée, anéantie, titubant pieds nus, dans la boue du terrain vague après le viol, Nadia détruite et implorant : « Rocco ! Rocco ! Dis-moi quelque chose… »

Le regard concentre l’émotion, ou la fait naître. Il est à la fois source et réceptacle. Comment naît l’émotion ? Il suffit d’un mot, d’un geste, d’une vision fugitive, mais placés à une certaine hauteur. C’est toujours une condensation vivante inscrite dans un instant fulgurant… L’émotion circule à l’écart des centres vitaux réglant l’ordinaire de nos sensations élémentaires. C’est un fluide sinueux, doux mais implacable, parcourant le système nerveux ébranlé par une soudaine et indéfinissable visitation. L’indicible de cette onde de choc amène avec lui les larmes. « D’où vient que les vents chauds et pluvieux apportent avec eux le goût de la musique ? » s’interroge Nietzsche dans Le gai savoir. La réponse appartient au mystère de l’être autant qu’à celui de la création, échappant aussi à toute forme de rationalité, et c’est très bien ainsi. 

La grandeur du mélodrame nous atteint quand on frôle cet indicible dévoilant dans toute sa nudité les formes étranges et tragiques de la vie. C’est le glas qui retentit dans l’église en ruine où la doctoresse de l’Amour d’une femme (Grémillon - 1953) retrouve celui qui aurait pu devenir l’homme de sa vie s’il ne s’était pas montré incapable de comprendre la générosité sans compromis de celle qu’il voulait pour lui tout seul. Ici la grandeur humaine est barrée par la mesquinerie d’un ego hypertrophié dans une affirmation de pouvoir qui est un abus de pouvoir, le moyen d’incliner, de briser, de soumettre l’autre à ses désirs pour qu’il abdique toute forme de liberté personnelle. Ce sont aussi les dernières minutes inoubliables et déchirantes de la Fièvre dans le sang (Kazan - 1961) avec le face-à-face de Nathalie Wood et Warren Beatty, ces deux jeunes gens passionnément amoureux l’un de l’autre que les préjugés familiaux et les circonstances de la vie ont séparés pour toujours. Quand ils se revoient quelques années plus tard, ils n’ont plus rien à se dire, surtout parce qu’ils auraient trop à se dire et tant de regrets à partager ! Ne subsiste alors dans cet instant d’éternité suspendu qu’une émotion muette, hagarde, tragique… le sentiment d’un gâchis définitif et ce constat irréversible : les seuls paradis sont ceux que l’on a perdus.

Tels sont parmi d’autres, quelques exemples de cet indicible, scintillants au ciel du genre dont nul ne saurait dire sans se couvrir de honte qu’il s’agit d’un genre mineur ou d’un sous-produit de la tragédie. On peut d’ailleurs tracer sans grand risque d’erreur la ligne tout en pointillés de la frontière séparant celle-ci de celui-là. Pour les personnages de la tragédie, la menace est à l’intérieur de leur structure mentale et psychique : Francisca, l’héroïne de Manoel de Oliveira, Madame de…, celle de Max Ophuls ou le Gabin du Jour se lève (Carné - 1939). Dans le mélodrame, c’est la coalition des éléments extérieurs – rapport sociaux, drame de la pauvreté, lutte des classes… etc. – qui brise le destin individuel. Remarquons en passant le danger qui guette le genre et les pièges que tout cinéaste doit déjouer : la surenchère dans l’acharnement de ce destin défigure trop souvent la noblesse initiale du propos et le risque de passer du mélodrame au mélo mérite d’être apprécié au plus juste. De l’émotion nue au pathos larmoyant il a tout ce qui sépare les Deux orphelines ou Sans famille de la Rue de la honte (Mizoguchi - 1957) et Remorques (Grémillon - 1941). Et quand Bazin écrit à propos de Limelight (Chaplin - les Feux de la rampe - 1952) qu’il s’agit d’un « faux mélo », il pourrait ajouter : mais c’est un vrai mélodrame ! Autrement dit une œuvre majeure où une indéfinissable mélancolie entraîne la réflexion de Chaplin vers les mystères de l’amour, du côté de cette énigme que représentent le cœur, le corps et l’esprit plongés dans le grand fleuve du Temps.

Le transport émotionnel que l’on éprouve en face de ces œuvres-là – Limelight apparaît comme un des exemples les plus parfaitement aboutis du genre – ne tient pas à la substance particulière du drame qui ne peut, en l’occurrence, que satisfaire le goût du mélo, ce mélodrame dénaturé, mais à son seul traitement. C’est l’ancienne et célèbre exhortation gidienne qui dit aujourd’hui encore le fond de l’affaire : « Que l’important soit dans ton regard et non dans la chose regardée ! » On ne peut viser au fond qu’à travers la forme en constatant cette évidence : il n’y a pas de mélodrame au sens négatif du terme, il n’y a que des regards mélodramatiques, et ce regard-là nous ramène immanquablement du côté du « mélo ». Si le regard se veut mélodramatique, le sujet s’abâtardit, l’écriture s’absente et le fond n’est plus rien si le film n’est pas. Le récent Au loin s’en vont les nuages d’Aki Kaurismaki (1996) serait invisible sans la rigoureuse précision de ses cadres et la nécessité stylistique de chaque plan organisant en profondeur l’unité expressive qui éclaire le sens moral du récit, hissant ainsi le film sur les sommets de l’art. Ici la minceur du sujet, l’incident mineur, le quotidien comme poncif sont portés vers les hauteurs du drame humain universel par un art de faire, de dire, de montrer, de cadrer, d’élaguer, de donner à entendre le chant intérieur de la détresse existentielle qui transcende le réel jusqu’à la pure expressivité émotionnelle. Un art musical en somme, comme tout grand mélodrame s’acharne à en retrouver le secret.

N’oublions pas que l’étymologie du mot renvoie précisément au « drame musical » (melodrama). D’où le rôle souvent prépondérant de la ligne mélodique dans l’organisation interne de l’œuvre. Les audaces les plus radicales en la matière sont représentées avec le bonheur que l’on sait par les Parapluies de Cherbourg (1964) et Une chambre en ville (1982) de Jacques Demy, conçus tous deux comme de véritables opéras cinématographiques. Par ailleurs, la naissance du mélodrame se situe au début du XIXe siècle quand les personnages royaux et princiers de la tragédie s’effacent progressivement au profit de la bourgeoisie parvenue désormais au pouvoir et aux affaires. Dans ce contexte, La Traviata de Verdi apparaît, en 1853, comme une des premières splendeurs du genre. Dès lors, la dimension opératique ne cesse de hanter le mélodrame, d’infléchir son style en revisitant le malheur pour lui offrir une profondeur esthétique et morale. Tous les grands cinéastes sauront saisir cette chance musicale, avec, certes, des fortunes diverses mais toujours la conscience d’un enjeu déterminant dans la manière de concevoir le dépassement du quotidien par l’exacerbation des sentiments. La musique et le chant s’approchent du mystère de la mort avec une plus grande intuition, une plus radicale appréciation du secret des ombres que tout autre moyen expressif. Il suffit d’imaginer ce que serait Le Mépris (Godard - 1963) sans l’extraordinaire partition de Delerue, Senso (Visconti - 1954) amputé de la Septième symphonie de Bruckner, Mirage de la vie (Sirk - 1958) sans le chant funèbre qui sort de la gorge de Mahalia Jackson pendant la cérémonie des funérailles de La servante noire :

Bientôt j’oublierai Le malheur du monde
Jamais plus de pleurs amers
Oh, mon malheur en ce monde…
” 

Ou encore la partition de Nino Rota accompagnant l’itinéraire des protagonistes de la Strada (Fellini - 1954), celle d’Une étoile est née (Cukor - 1954) et tant d’autres…

Ayant réalisé moi-même plusieurs mélodrames, je n’aurais jamais pu concevoir Faubourg Saint-Martin sans le secours du prélude du Ve acte de Don Carlos de Verdi qui sous-tend toute la structure interne et dramatique du film, ni donner corps à l’aventure métaphysique de l’héroïne du Mirage privé de Richard Strauss et Ponchielli. Enfin, comment aurais-je pu récemment terminer Une nuit ordinaire dans la clarté spéciale qui doit être la sienne sans La seconde Leçon de ténèbres de Couperin que les commanditaires du projet ne voulaient surtout pas entendre ! Et pourtant, comment dire l’incessante circulation qui relie le corps et l’esprit, comment exprimer mieux que par cette vocalise contemplative et la voix d’Hugues Cuenod, ce miracle où la trivialité apparente du plaisir des sens rejoint l’aspiration de l’âme vers la lumière de l’amour ? Seule la musique parle de la mort, disait Rilke. Et de la vie ! Quand on aime la vie on ne peut que songer à sa brièveté, donc à sa fin. Il n’y a que les choses fragiles, périssables, condamnées pour être douces. Celles qui durent n’ont pas le pouvoir de nous émouvoir et de faire venir les larmes aux yeux. « Heureux ceux qui pleurent, ils seront consolés » dit-on dans l’Evangile. Bien sûr ! C’est parce qu’il est précaire, toujours menacé, qu’à chaque seconde il peut être détruit, que le bonheur existe. Comme la vie n’est rien sans la mort qui accomplit selon Pier Paolo Pasolini « un fulgurant montage de notre existence », le bonheur n’a aucun sens privé du malheur.

Tout grand mélodrame est un acte de création poétique, un geste de conquête, la volonté d’organiser un espace privilégié, l’affirmation de la vie malgré la présence inéluctable du néant. Avant de quitter ce monde, l’héroïne du Mirage de la vie rappelle aux survivants ses ultimes désirs : « Je veux quatre chevaux blancs, la fanfare… pas de deuil mais de la joie comme si j’allais vers la gloire » Mouchette, l’enfant blessée de Robert Bresson, se contentera de quitter le monde en jouant comme une petite fille insouciante, sans bruit, sans larmes, sans fracas… elle s’allonge sur le talus au bord de l’étang avant de rouler jusqu’à l’eau qui se referme sur elle… immense étendue de larmes, linceul liquide pour une enfant abandonnée. C’est du fond de cet abîme de solitude que monte alors le Magnificat de Monteverdi, chant lumineux d’une douceur vertigineuse, ultime cadeau du monde à la mémoire de cette petite fille que personne n’a su aimer.

Les larmes qui traversèrent cet après-midi d’automne évoqué au début de ces lignes devaient trouver un réconfort inattendu dans un épilogue que tout cinéaste compétent aurait été à même d’inventer, si les caprices de cette journée pas tout à fait comme les autres ne l’avaient naturellement placé sur le trajet de notre promenade. Un orchestre de rue composé de plusieurs violonistes jouait avec allégresse une suite de Jean-Sébastien Bach. Adossés contre une voiture, nous restions longtemps silencieux dans la clarté du jour qui déclinait. Ces minutes qui semblaient une éternité de paix retrouvée nous consolèrent pour quelques temps du fardeau de l’existence.

Jean-Claude Guiguet 

in Le Plaisir des larmes, ACOR éditions. Le texte de Guiguet est disponible dans la rubrique "Extraits", c'est pourquoi je me permets de le re-publier ici. 


Mirage de la vie : les funérailles

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