Pierre Braunberger affirma, au cours de sa carrière longue et foisonnante, n'avoir travaillé qu'avec deux génies : Jean Renoir et Jean-Pierre Lajournade. Beaucoup se sont réclamés de Renoir, et son influence a été très remarquée auprès des cinéastes d'après-guerre. Mais peu (personne ?) ont vu leur talent mis à égalité avec celui du Patron. C'est pourtant le cas de Lajournade, figure estimée de l'underground en France, dont un certain nombre de films furent censurés, notamment un pour toxicité mentale (motif textuellement spécifié par les autorités). Jean-Pierre Lajournade est décédé trop tôt, trop jeune, et n'aura pu récidiver longtemps dans son entreprise d'un cinéma anarchiste, ses films restant tout simplement invisibles. D’anciens compagnons de route se souviennent, eux, Jean-Pierre Bastid et Jean-Pierre Bouyxou, et le Collectif Jeune Cinéma aussi s’est souvenu et a proposé, dans le cadre de la dernière édition du Festival des cinémas différents et expérimentaux de Paris, de sortir, le temps d’un soir, La Fin des Pyrénées de l’oubli. L’état de la copie 35 mm ne nous aura pas permis de profiter pleinement des couleurs de ce dernier film ; tant pis pour les conditions de visionnage, car c’était le film tout de même et les conditions celles auxquelles il faut parfois/souvent se plier pour enfin découvrir certaines œuvres. Ici le jeu en valait largement la chandelle.
Sans doute que Pierre Braunberger a senti que pour lui aussi
accompagner ce jeune cinéaste en valait la chandelle. Producteur
parmi les plus importants de l’époque, il décide, après les
mouvements de contestations du mois de mai 1968, de produire un jeune
gréviste militant venu de l’ORTF, là où Lajournade réalisa ses
premières fictions que les pontes de la télévision jugèrent
déplorables. Braunberger, lui, y vit un cinéaste virtuose, car
c’était un vrai producteur, c’est-à-dire, quelqu’un qui a de
clairvoyance non pas pour les affaires mais pour l’aventure, non
pour la virtuosité d’une technique mais bien celle d’une
expression. La Fin des Pyrénées exprime des idées et des
sentiments par ses cadres et des suites d’actions plutôt que par
une dramaturgie. Même si le récit est bien présent (la poursuite
infernale de Thomas-accusé-du-meurtre-de-son-père-suicidé), ce qui
compte c’est que ce récit donne l’impression d’être raconté
par des plans et rien d’autre, et que ces plans donnent
l’impression d’une vision sans équivalent dans le cinéma
français. Il y a de longs travellings latéraux comme dans les films
Zanzibar, un faux happy end est déguisé en fausse pub comme dans un
détournement situationniste, le Christ descend nonchalamment de sa
croix comme dans un film de Buñuel. On n’est pas loin de la somme
d’un demi-siècle de propositions formelles surréalistes et
contestataires. Un des meilleurs moments est peut-être le kidnapping
de Malvina. Au sein d'un même plan, dans un panoramique
gauche-droite, Thomas va faire la rencontre de celle qui deviendra sa
bien-aimée (Malvina joue alors au criquet avec sa famille le long
d’un cours d’eau), l’enlever en la portant dans ses bras et
traverser le cours d’eau, tomber (accident ou chute préméditée
?), se relever trempé en récupérant la jeune femme, elle aussi
trempée, pour enfin atteindre l’autre rive. Lajournade choisit de
couper le plan après que, une fois de l’autre côté, les deux
acteurs au loin se tournent vers la caméra et semblent faire signe à
l’équipe de la fin de leur action. Destruction du spectacle. Pour
se faire une idée du ton véhément et original du film et de la
personnalité du réalisateur, on peut lire sur
cineastes.net la critique
violente que Lajournade fait de la science-fiction : logique
imparable du discours, rejet de l’esthétique traditionnelle et
célébration de formes artistiques nouvelles, maîtrise du
vocabulaire marxiste-léniniste, rébellion sans concession des
idées. Un ton qui ne s’interdit pas à l’humour, ce qu’on
oublie souvent de reconnaître à cette famille de créateurs,
intellectuels, objecteurs de conscience, etc. D’une drôlerie
proche du burlesque, et donc très cinématographique, cette Fin
s’habille d’une belle gamme de scènes amusantes. Le film reste
dans les Pyrénées mais brasse aussi large que sa hauteur de vue, et
s’avère extrêmement dur envers toutes les institutions, la
police, l’État, l’usine mais aussi les parents, la psychiatrie,
les syndicats, tant et si bien que rien ne semble avoir été oublié
par ce beau et étrange réquisitoire qui s’apparente aussi à un
roman d’apprentissage. Pour autant, il ne s’empêche pas d’être
profondément touchant dans la violence des rapports sociaux, moraux
ou affectifs entre les personnages, que ce soit les amants en fuite
(engagement et responsabilité sociale au sein du couple),
l’affrontement des différentes instances répressives (à la fin
tout le monde semble manipuler tout le monde pour ses propres
intérêts), la mise en jeu des parents face aux enfants, beaucoup vu
au cinéma mais jamais de façon si radicale (monétarisation
parentale, cri final déchirant de la mère durant l’état de siège
« Descends les flics ! »)
Une des premières choses à laquelle on pense quand on a vu La
Fin des Pyrénées c’est qu’on aimerait voir tous les autres
films du cinéaste. Le mérite en revient aussi à Bastid et Bouyxou,
présents en début de séance et qui ont largement introduit le
travail de Lajournade. Le refus quasi systématique par l’ORTF de
diffuser ses premières tentatives audiovisuelles et la marginalité
des films qui suivirent (dont un brûlé par le producteur)
expliquent sans doute en partie l’inattention pour le travail de
Lajournade, mais c’est faire bien peu de cas d’au moins son
admirable dernier film, le seul qui nous ait été donné de voir, du
moins pour l’instant, espérons-le.
Alexandre Karavomitch
Cote de rareté : 5/5. Film projeté le 10/10/2015 dans le cadre de la 17e édition du Festival des Cinémas Différents et Expérimentaux de Paris. Copie rosée. D'après nos espions, il existerait une copie numérique du film.
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