lundi 18 novembre 2013

Simone Barbès ou la vertu (Marie-Claude Treilhou, 1979)



Ancienne collaboratrice chez Vecchiali, faisant des apparitions chez Biette, Marie-Claude Treilhou est sorti du giron d’un cinéma français qui, sous le nom La Diagonale, vivait à la marge de la production cinématographique des années 70-80. Les cinéastes regroupés sous cette bannière (bien qu’éphémère comme le dira plus tard Vecchiali lui-même) creusaient chacun à sa manière un sillon dans lequel des personnages rarement dépeints au cinéma (des êtres qui dans leurs solitudes aigues en devenaient burlesques et insidieusement hors-normes) évoluaient dans des paysages de quotidien hypertrophié, se mouvant dans des espaces qui leurs étaient propres. On peut ainsi voir les décors et lieux de chacun de ces films comme des représentations mentales des personnages ; en l’occurrence ici, la voiture qui roule à travers la nuit à la fin du film se fait la caisse de résonnance des émotions des deux personnages qui la peuplent.

Comme dans son court-métrage, Lourdes, l’hiver, pour lequel la cinéaste remporta le prix Jean Vigo et qui voit un couple de personnes âgées tenter de retrouver le car dans lequel ils sont arrivés dans la ville sainte, le schéma de Simone Barbès est quelque peu le même : dans l’éloignement tenter un rapprochement entre les êtres. Dans Simone Barbès, cette errance nonchalante dans un Paris nocturne, photographiée par Jean-Yves Escoffier, futur chef opérateur de Carax, est le moment idoine pour que deux êtres, blottis chacun dans leur chaleur, se rencontrent et fassent un bout de chemin ensemble, dans ce labyrinthe du minotaure qu’est devenue leur vie.

Le film est construit en 3 parties, comme un triptyque où les deux volets extérieurs se refermeraient sur celui du milieu. Le premier volet se concentre sur Ingrid Bourguin (actrice vue chez Guiguet, Frot-Coutaz, Vecchiali), la Simone Barbès du titre, ouvreuse dans un cinéma porno de Paris, et sa collègue, Martine Simonnet (également une habituée des films de La Diagonale). Elles discutent, rient, observent et parfois ferment les yeux sur certaines choses mais toujours avec cette nonchalance désarmante, qui rend tout légèrement comique, les personnages vivant des situations cocasses sans en être le moins du monde surpris. Défilent alors une petite foule de personnages qui, du spectateur grincheux au cinéaste belge (joué par un Noël Simsolo très drôle) outré de voir son film projeté dans des conditions aussi pauvres en passant par le jeune homme solitaire et chagriné qui ne cherche que l’amour, se donnent en spectacle à un public mi-amusé mi-las que sont ces deux ouvreuses au regard sibyllins. Chacun de ces personnages qui gravitent autour de ces deux satellites solitaires mettent en scène leurs propres vies, consciemment ou pas, vivant une vie alors en-dehors de celle dans laquelle ils sont pris, créant des poches de fiction à l’intérieur de la réalité. Chaque personnage charrie avec lui quelque chose d’à la fois drôle et inquiétant, à l’image de ce personnage qui raconte une blague trop longue dans laquelle il imite un lapin grignotant une carotte. Les yeux tout écarquillés, la bouche en avant, la voix erratique font de ce personnage quelqu’un dont nous ne savons pas bien s’il faut en rire ou en être inquiété. Probablement les deux.

Le second volet, pas nécessairement central, bien que situé au milieu du film, voit Simone Barbès dans un night-club lesbien parler avec d’autres personnes aussi esseulées qu’elle, tentant tant bien que mal de s’amuser. On sent, malgré l’atmosphère festive qui règne dans le night-club, la présence d’une solitude ouatée, qui ne dirait jamais son nom et que l’on découvre au détour d’un plan ou deux. Quelque chose ronge Simone Barbès de l’intérieur qui se manifesterait à l’extérieur par le regard, ce regard si particulier qu’Ingrid Bourguin arbore en toutes situations. Dans ce night-club, on y voit une chanteuse un peu vieille, délabrée presque, chantant des airs fassbinderien, un combat chorégraphié entre deux guerrières et une chanteuse rock contemporaine embraser la salle. De nouveau le spectacle. Excepté que cette fois-ci, le public est composé de plusieurs tables qui sont autant d’îlots séparés les uns des autres. Il y a aussi des êtres qui se quittent, d’autres qui tirent sur des videurs, d’autres encore qui offrent des fleurs à l’être aimé. Dans un bar, la nuit, toutes les émotions sont exacerbées. Pourtant, toujours cette même tristesse qui fraie son chemin à l’intérieur de chacun de ses personnages.

Le troisième et dernier volet, le sommet du film, sublime, se passe entièrement dans une voiture, conduite tout droit jusqu'au matin, entre Bourguin et Michel Delahaye dit M. Le Baron. Même dispositif que les deux premiers volets excepté qu’ici, le huis-clos est mobile, il se déplace. C’est un palais qui déambule, invisible, dans la nuit, avec en son sein, un roi et une reine déchus qui, pour conjurer l’aube qui fera tout disparaître, tentent vainement de communiquer.
Michel Delahaye est bouleversant. Tout le monde devrait voir ce film ne serait-ce que pour son jeu, tout en regards et gestes qui en disent plus long que n’importe quel mot. Son visage, surface sur laquelle tout bouge, est hypnotisant : insondable, lointain et pourtant si proche. Alternant entre un plan large englobant les deux personnages à travers le pare-brise et des gros plans sur chacun d’eux, les personnages ne sont plus que deux portraits, côte à côte, que l’ont regarderait alternativement, comme lorsque dans un musée nous basculons notre regard d’un tableau à l’autre. Séparés par une fine tranche de vide, c’est notre regard qui les rapprochera. Les bruits étouffés de la voiture, le son des roues sur l’asphalte, ainsi que le grincement des essuie-glaces sont autant d’éléments sonores qui créent une alcôve sous laquelle les personnages peuvent se sentir à l’abri, le  temps d’une courte nuit. Le chant de Fauré qui surgit du tréfonds de la nuit viendra la clore comme une berceuse. 

La bienveillance et le tendre amusement avec lesquels Treilhou filme ses personnages leur confèrent à tous une aura de rois qui le seraient d’un royaume de l’invisible. Des rois qui se fichent du pouvoir et du règne et qui seraient uniquement préoccupés à divertir leur auditoire. Eriger des palais dans l’ombre qui se déplaceraient sans que personnes ne se rendent compte de rien et dans lesquels un peuple en liesse s’amuserait à jouer des rôles pourrait être l’intention secrète de ce film.

Hugues Perrot






Cote de rareté : 2/5. Le film existe en VHS ainsi que sur Karagarga en très bonne qualité. On peut également trouver le film, morcelé, sur YouTube. Néanmoins, une édition dvd serait plus que le bienvenu.

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