mardi 22 novembre 2016

A love letter to : Kinuyo Tanaka

Pour reprendre ce qui a été dit le samedi 12 novembre 2016, à l'occasion de la projection de Love Letter à la Maison de la Culture du Japon à Paris.


Love Letter est la première réalisation de celle qui fut l'une des plus grandes actrices japonaises. Si l'on voit Kinuyo Tanaka dans le premier talkie japonais (Mon amie et mon épouse, 1931, de Heinosuke Gosho) et que son dernier coup d'éclat aura lieu plus de quarante ans plus tard (Sandakan n°8 de Kei Kumai, 1974, film qui pêche par son académisme mais vaut surtout pour la performance de Tanaka en vieille karayuki-san, un euphémisme désignant les jeunes filles pauvres enlevées ou vendues pour devenir prostituées en Asie du Sud, jusque dans la première moitié du XXème siècle), elle aura entre temps rayonné chez tous les grands réalisateurs japonais : Kurosawa, Ozu, Naruse (La mère, 1952), Kinoshita (La Ballade de Narayama, 1958, première version à des années lumières de celle réalisée par Imamura), Ichikawa, sans oublier Hiroshi Shimizu (il offre à Tanaka un rôle principal dans son sixième film, dès 1924), avec qui elle fut mariée un court instant (un an après le mariage, Tanaka retourne vivre chez sa mère et ne se remariera plus). A ces plus de 150 rôles s'ajoute sa collaboration avec Kenji Mizoguchi sur une quinzaine de films, peut-être le premier à lui donner des rôles complexes à la hauteur de son talent.


Avec Yoshikata Yoda et Kenji Mizoguchi, 1953.

Le goût de Tanaka pour l'indépendance se manifeste dès 1949 : elle démissionne de la Nikkatsu pour se rediriger vers les nouveaux studios indépendants (elle n'oubliait pas qu'en 1939 elle avait dû refuser à contre-coeur le rôle principal du Conte des chrysanthèmes tardifs, du fait d'un emploi du temps trop chargé), elle obtient alors ses plus beaux rôles chez Mizoguchi. Mais son passage à la réalisation en 1953 est mal vu par certains, Mizoguchi en premier lieu qui déclarera qu'une actrice n'a sa place que devant la caméra. Il reniera Tanaka et tentera même de saboter son deuxième film en s'opposant à une décision de la Guilde des réalisateurs japonais favorable à Tanaka. Heureusement, le très beau The Moon Has Risen, sur un un vieux scénario de Yasujirô Ozu et Ryôsuke Saitô, a survécu à ses déboires (tournage mouvementé : un conflit opposant la Sochiku et la Daiei à propos des acteurs fut aussi à l'origine d'une grève de la Guilde). Il subsiste des traces témoignant de l'attitude de Mizoguchi envers ses collaborateurs et notamment Kinuyo Tanaka (voir Cahiers du Cinéma n°158, août- septembre 1964 : entretien avec Tanaka), et l'on peut imaginer la jalousie alliée à un certain sentiment de perte de contrôle à l'origine de cette étrange et triste scission. De son côté, la presse japonaise parlera de « l'amour inavoué » de Mizoguchi pour Tanaka. Quoi qu'il en soit, Kinuyo Tanaka apparaîtra encore deux fois chez Mizoguchi, l'année suivant la réalisation de Love Letter (en 1954, donc) : dans L'Intendant Sansho (où Tanaka joue une mère kidnappée et forcée dans la prostitution, mutilée et qui finit aveugle...) et Une femme dont on parle


Love Letter

Le statut de « première femme réalisatrice japonaise » est parfois revendiqué à propos de Kinuyo Tanaka. Historiquement, la palme reviendrait logiquement à Tazuko Sakane, qui ne réalisa qu'un seul long-métrage (New Clothing, 1939, perdu), sous l'aile de... Mizoguchi (à la suite de l'échec de son film, Sakana fut malmenée par l'industrie cinématographique japonaise, Mizoguchi avait-il peur de voir se renouveler le même incident?). On la retrouve pendant la guerre réalisatrice de documentaires de propagande en Mandchourie. Si une palme doit donc revenir à Kinuyo Tanaka, c'est celle de la première réalisatrice japonaise auteure d'une œuvre étendue et cohérente, avec six films réalisés au sein des studios, en compagnie d'acteurs et autres collaborateurs de talent (pour Love Letter : Masayaki Mori et Yoshiko Kuga, Keisuke Kinoshita au scénario, Ichirō Saitō compose la musique).


Love Letter

En 1953, l'âge d'or des studios bat son plein ; les réalisateurs profitent, entre autres, de la fin de la censure imposée par l'occupant américain à partir de 1945. Les japonais filmés par Kinuyo Tanaka ne semblent survivre que par la débrouille et autres plans B, dans une société où les antécédents scolaires et militaires de chacun ont perdu de leur valeur. C'est donc un Japon blessé mais aussi bourgeonnant, une ode légère et amère à l'ingéniosité de ce peuple practical (mot qui revient souvent dans les sous-titres), et la caméra de Tanaka est autant attirée par les échoppes fourmillantes que par les trains qui percent régulièrement l'horizon. Le héros même (Masayaki Mori), alors qu'il cherche inlassablement du regard la femme qu'il a aimée avant la guerre (Yoshiko Kuga), semble quelque peu fasciné par cette ville qu'il absorbe (le bourgeonnement de Tokyo nourrit ses rêves de retrouvailles) et qui va bientôt elle-même l'absorber, le retenir. Si ce profond engouement ne cache pas totalement les cicatrices de la guerre encore à vifs, Tanaka opère pourtant une peinture de la société japonaise moins dure que celle que l'on trouvera chez Naruse deux ans plus tard dans Nuages flottants (toujours avec Masayaki Mori et sur un thème parfois semblable).

The Moon Has Risen

Comment un pays peut-il revivre après la guerre ? Comment opérer soi-même cette renaissance ? Réponse, par l'amour. L'amour qui va articuler les deux parties du film. Un amour qui, chez Tanaka, serait synonyme de responsabilités. Dans ce film sans personnage mauvais, c'est le héros qui fait problème. Il mobilise toute son énergie mais ne peut l'exploiter, engoncé qu'il est dans ses préceptes d'un Japon en guerre. Et lorsqu'il retrouve celle qu'il aimait, mais découvre qu'elle a depuis eu un amant américain ainsi qu'un enfant de lui (tous les deux décédés), il ne peut que s'enfermer dans une spirale de refus et d'espoirs déçus. Le conflit dans Love Letter n'est pas latent, il est toujours à la surface du plan, comme lorsque les personnages joués par Mori et Kuga se retrouvent mais que déjà pointe la peur (notamment de décevoir l'autre) dans leurs regards et que la caméra se réfugie dans un flash-back, semblant vouloir fuir la rupture à venir. 

Eternal Breast

La question du féminisme est logiquement évoquée à propos de Kinuyo Tanaka, ce qui ne serait pas étonnant rien qu'en prenant en compte ses rôles chez Mizoguchi et son statut de première femme réalisatrice. Mais le sujet est évidemment plus complexe, et notamment au regard du cinéma de l'époque. Love Letter ne se détourne pas d'un schéma classique où le héros masculin tient le rôle principal. On remarquera même que Kuga met un certain temps à apparaître, même si elle est évoquée par bribes dans la première partie du film. Mais Tanaka/Kinoshita ont la bonne idée de faire du film le parcours « idéologique » de Mori, quand Kuga, même si elle ressent de la honte (quant à son statut d'ex-femme d'un américain), n'est pas là pour se faire pardonner. Les quelques séquences qui traitent de son retour à la « vie normale » ne mettent pas tant en valeur le fait qu'elle fasse des efforts, mais simplement soulignent sa bonté et son sérieux en amour, c'est-à-dire le sens des responsabilités que n'a pas Mori, cloîtré chez lui et même ignoré par le film pendant un court moment (punition méritée). Dans le Historical Dictionary of Japanese Cinema, sont reprochés à Tanaka son inconstance et son manque de profondeur dans sa dénonciation des injustices causées aux femmes. C'est peut-être passer trop rapidement sur le statut de Tanaka au sein du système exclusivement masculin du cinéma japonais des années 50 et fantasmer sur son réel pouvoir de décision. En ce qui concerne Love Letter, si certains personnages affirment le courage de ces femmes qui n'ont pas choisi leur destin (et notamment une prostituée jouée par Kinuyo Tanaka), le rôle de Kuga n'est effectivement pas des plus revendicatifs. C'est plutôt par le montage et ses regards qu'elle affirme son mépris pour les remontrances qu'on lui fait, et ne répond pas aux remarques de Mori ou même de son frère, personnage se voulant plus « compréhensif » ou libéral mais qui épuise aussi ses limites à la fin du film (en osant demander à Kuga s'il est vrai qu'elle n'a eu qu'un seul amant américain). Le regard que lui renvoie Kuga ne fait que symboliser l'impasse à laquelle mène un tel mode de pensée : il n'y a rien à attendre du regard des hommes. En même temps, il manifeste aussi le désir simple que ses mots soient pris pour vérité.


The Wandering Princess

Les personnages féminins de Tanaka se veulent moins tragiques que ceux proposés par Mizoguchi. Chez Tanaka et comme dans certains Naruse (bon exemple : Quand une femme monte l'escalier, 1960, avec Hideko Takamine, autre grande actrice et qui d'ailleurs joue la petite sœur de Kinuyo Tanaka dans Les Sœurs Munekata de Ozu, 1950), la femme se définit d'elle-même comme un personnage complexe, refusant le statut de simple victime, mais qui pour cela doit constamment justifier son statut social au regard des autres, en même temps qu'elle lutte pour sa survie dans un Japon brutal. Le troisième film de Tanaka (après The Moon Has Risen), Eternal Breast (aussi de 1955), est son film le plus radical sur la question féminine. Ecrit par Sumie Tanaka (grande scénariste des années 50 qui travailla beaucoup avec Kinuyo Tanaka (aucun lien de parenté) et Mikio Naruse), le film nous montre une mère de deux enfants, pauvre, qui divorce de son mari infidèle au début du film. C'est l'occasion pour elle de se consacrer de nouveau à la poésie, sa passion quasi-secrète. Elle est malheureusement atteinte d'un cancer et perdra un sein (magnifique scène où, pleine de rage et pour contrer la pitié qu'on lui assène, elle dévoile sa poitrine torturée, à moitié dissimulée par les vapeurs du sauna). Le film la suit jusqu'à sa mort, alors qu'un journaliste de Tokyo tombe amoureux d'elle à travers la lecture de ses poèmes. Cinq ans plus tard, en 1960, elle réalise The Wandering Princess, film sur Pujie, le frère du dernier empereur chinois (Pu Yi), et sa femme japonaise Hiro Saga, séparés par la Seconde Guerre mondiale et le militarisme japonais. Le couple sera finalement réuni en 1961 grâce à l'intervention de Zhou Enlai (!). Girls of The Night (1961) traite des femmes arrêtées pour prostitution et envoyées en centre de redressement, à la fin des années 50. Le film suit Kuniko, une jeune femme qui sort du centre et tente de reconstruire sa vie. Le dernier film de Kinuyo Tanaka (et son deuxième en couleur, après The Wandering Princess), Love Under The Crucifix (1962) est un film d'époque : au XVIè siècle, le christianisme est banni du Japon et Ogin (Ineko Arima) se voit abandonner par l'amour de sa vie, Ukon (Tatsuya Nakadai), un seigneur chrétien de plus déjà marié. Le contexte historique est bien sûr un prétexte pour aborder les thèmes chers à Tanaka. Après ça, Tanaka apparaîtra principalement en tant qu'actrice à la télévision.

Ce texte se veut une simple introduction à l'oeuvre de Kinuyo Tanaka. Difficile aussi de dire s'il existe en japonais des travaux de référence sur son travail de réalisation. On se demandera néanmoins pourquoi les films de Tanaka sont-ils si durs à voir aujourd'hui ? Sauf erreur, pas de DVD (sinon un DVD japonais pour Love Letter), des projections rares (trois à la Maison de la Culture du Japon à Paris, rétrospectives incomplètes au Japon). Grâce aux internautes, les six films de Tanaka sont trouvables sur internet, en qualité moyenne ou bonne, mais deux films n'ont toujours pas de sous-titres : The Wandering Princess et Girls of The Night). A suivre, donc.


Vincent Poli


Girls of The Night

Kinuyo Tanaka réalisatrice, les dates :

1949 : Kinuyo Tanaka effectue un séjour de trois mois à Hollywood où elle assiste aux tournages, rencontre les artistes... A son retour, scandale : on l'accuse de s'être « américanisée » (sa façon de s'habiller, se maquiller et même de bouger). Plus tard elle dira : « Pendant mon séjour aux Etats-Unis, j'ai entendu dire qu'une des grandes vedettes hollywoodiennes allait mettre en scène son propre film. Alors, pourquoi pas moi ? »
1953 : Kinuyo Tanaka est assistante sur le Frère et sœur de Mikio Naruse.
1953 : Love Letter (Koibumi 恋文)
1955 : The Moon Has Risen (Tsuki wa noborinu 月は上りぬ)
1955 : Eternal Breast (Chibusa yo eien nare 乳房よ永遠なれ)
1960 : The Wandering Princess (Ruten no Ouhi 流転の王妃)
1961 : Girls of The Night (Onna bakari no yoru 女ばかりの夜 )
1962 : Love Under The Crucifix (Ogin sama お吟さま)

On trouvera une « longue » (4 pages) biographie de Kinuyo Tanaka dans la modeste plaquette Hommage à Kinuyo Tanaka, Hiroko Govaers/Cinémathèque française (Avec le concours de la Fondation du Japon, Kawakita Memorial Film Institute), 1989, 22p (en réserve à la Bifi). Étrangement, les films de Tanaka y sont tous désignés comme étant des films en couleur.

Cote de rareté : 10/5

Love Under The Crucifix

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