mercredi 16 octobre 2013

Les Jeux de la comtesse Dolingen de Gratz (Catherine Binet, 1981)


Nous pensions avoir trouvé notre film-somnambule avec Flammes d’Adolfo Arrieta qui faisait de la nuit une demeure sous laquelle des pompiers et des jeunes filles remuaient en silence. Et bien peut-être faut-il revoir notre jugement : le film de Catherine Binet, dernière épouse de l’écrivain Georges Perec, remorqué par celui d’Arrieta (le film fut réalisé trois ans après celui du cinéaste espagnol), a peut-être bien su se libérer de son emprise pour aller voguer tranquillement de son côté.

Bien que le film de Binet ait jouit d’un succès critique plus important que celui d’Arrieta, qui jusqu’à ce qu’il ressorte dans les salles parisiennes il y a quelques mois demeurait un chef-d’œuvre méconnu, il n’a tout de même pas su attirer les songes des spectateurs. A l’instar de son aîné espagnol, le film connu un échec commercial brutal qui condamna la prometteuse réalisatrice aux oubliettes, Les Jeux de la comtesse Dolingen de Gratz étant son seul et unique film. Les films qui volent au-dessus de ce qui se fait de plus banal dans le cinéma prennent le risque de n’être plus visibles, qu’ils ne soient plus qu’un point noir dans le ciel dont on ne saurait plus vraiment s’il avance ou reste sur place. Il faut alors encore croire au cinéma pour ramener ce film vers des proportions raisonnables.

Les films de Binet et Arrieta font partis de ceux qui volent. Ils évoluent dans un monde où la narration n’a plus de prise sur le réel, où le faux attire le vrai, où la foi ne se voit pas mais se ressent. Chez Binet (comme chez Arrieta d’ailleurs), la narration du film s’étage sur plusieurs strates, comme un mille-feuille, ouvrant de nombreuses possibilités d’interprétations, relançant sans cesse l’intrigue (si tant est qu’il y en ait une). Mais rapidement, cette atmosphère ouatée et cotonneuse nous empare et l’on abdique toute tentatives de comprendre rationnellement l’histoire. Ces pistes de narration lancées ça et là dans le film sont autant de brèches dans lesquelles s’engouffrer pour vivre dans l’obscurité.
Qui est cette petite fille qui se tue par amour pour un homme qui a le triple de son âge ? Qui est ce riche propriétaire vivant seul dans cette demeure baroque au milieu des bois ?
Enfin quel est le lien réel qui existe entre cette espagnole internée dans un hôpital (pour, on le comprend à demi-mots, une dépression) et cette jeune américaine ?
Les personnages sont tous liés les un aux autres par un fil invisible qui menace sans cesse de se casser : ainsi lorsque la jeune américaine perd son amie espagnole, elle en devient quasiment folle et la seule façon pour elle de se rattacher à ce fil est de se libérer du cadre (littéralement en tirant dans un tableau) étouffant de cette maison dans les bois et de flotter au-dessus de la terre. La communion des esprits retrouvés forme un anneau au-dessus du monde qui l’unifierait.

Ce lien indéfectible entre les êtres du film passe avant tout par les accents : comme chez Arrieta, dans Dolingen de Gratz des hommes et des femmes, venus d’un autre pays, parlent dans un français qui sonne faux donc vrai car sans fioritures. Des argentins chantent des chansons en français tandis qu’une espagnole raconte en français son livre à une jeune américaine qui parle elle aussi une langue qu’elle ne maîtrise pas.
La volonté de la cinéaste de prendre des acteurs étrangers pour parler en français se rapproche de l’acte de somnambulisme qui consisterait à être dépossédé de son corps qui continue à avancer malgré nous. Déposséder une personne de sa langue maternelle en lui donnant à parler une autre langue, c’est en quelque sorte déposséder l’acteur de son enveloppe corporelle pour arriver droit à l’âme.
Ce mélange des accents et des tonalités de voix est la clé de voûte d’un cinéma qui agirait sur le spectateur plutôt par touches que par blocs. On ne donne jamais réellement à voir, seulement à sentir. Les émotions sont tapies dans les replis des plans et seul un jeu hiératique des acteurs révèlera les êtres qui les habitent de l’intérieur.

Dans les deux films, le point-pivot se trouve être une grande demeure aristocratique isolée au milieu de la campagne. Comme un phare dans la mer, ils éclairent les êtres qui se sont perdus dans la vie. Les pompiers espagnols d’Arrieta font penser aux voleurs/chanteurs/nageurs argentins de Binet. On rentrent par effraction dans ces grandes masses obscures pour y dérober quelque chose : une jeune fille rêveuse chez l’espagnol, des objets d’arts chez la française. Que peuvent bien chercher ses personnages qui marchent tels des somnambules dans une nuit où eux seuls arrivent à y voir clair ? Un réconfort. Dans Dolingen de Gratz, un argentin s’introduit la nuit chez un riche marchand d’art (joué par un excellent Michael Lonsdale, stoïque et fiévreux) pour lui voler ses œuvres. Il siffle, il chante, il bouge avec aisance dans cette eau sombre, comme un poisson. Jamais ne comprendrons–nous les motivations de ce personnage. Il souhaite seulement être à l’abri.
De même que le personnage de la jeune américaine (Carol Kane, hypnotisante) après la mort de son amie, quitte le monde pour aller flotter au-dessus de lui dans un dernier plan vespéral qui défie les lois de la gravité. Qu’on soit au-dessous ou au-dessus du temps, on y est toujours à l’abri.
Un magnifique raccord dans le film dit toute son ambition : on passe des rires de jeunes filles dans une classe à une main en train de se tordre sur un fond bleu. Tandis que les rires des jeunes filles s’estompent en l’air, la main se soulève doucement. On a compris : le film doit larguer ses amarres et appareiller vers le ciel pour vivre.

C'est ainsi que le film de Binet a volé pendant plus de 30 ans au-dessus de la cinéphilie française, sans jamais atterrir. Peu de personnes savent qu'il existe, encore moins l'ont vu sans compter ceux qui ne souhaitent même pas savoir. Les Jeux de la comtesse Dolingen de Gratz est « cet oiseau des légendes indiennes qui vient au monde sans pattes, de sorte qu’il ne se pose jamais et dort dans les grands vents, plus haut que l’œil peut voir » dont parle Godard à la fin de Bande à part.

Hugues


Cote de rareté: 4/5. Les jeux est trouvable sur Karagarga dans une copie VHS laborieuse. Le film, en dehors de sa présentation à Cannes en 1981, n'a jamais été rediffusé en salle. Aucune information ne nous laisse espérer l'apparition d'une probable édition DVD.

2 commentaires:

  1. On l'a vu cet après-midi au forum des images et c'était génial ! Je ne m'attendais pas à voir une forme de beauté aussi étrange aujourd'hui. Est-ce-qu'on devrait parler plus de la question de la sexualité des enfants ? Je suis assez gêné par la manière qu'elle a (Binet) d'en parler.

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  2. J'ai vu ce film à sa sortie. Il m'a fait une impression tellement profonde que je m'en rappelle encore près de 40 ans après.

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