Nous pensions avoir
trouvé notre film-somnambule avec Flammes d’Adolfo Arrieta
qui faisait de la nuit une demeure sous laquelle des pompiers et des
jeunes filles remuaient en silence. Et bien peut-être faut-il revoir
notre jugement : le film de Catherine Binet, dernière épouse
de l’écrivain Georges Perec, remorqué par celui d’Arrieta (le
film fut réalisé trois ans après celui du cinéaste espagnol), a
peut-être bien su se libérer de son emprise pour aller voguer
tranquillement de son côté.
Bien que le film de Binet
ait jouit d’un succès critique plus important que celui d’Arrieta,
qui jusqu’à ce qu’il ressorte dans les salles parisiennes il y a
quelques mois demeurait un chef-d’œuvre méconnu, il n’a tout de
même pas su attirer les songes des spectateurs. A l’instar de son
aîné espagnol, le film connu un échec commercial brutal qui
condamna la prometteuse réalisatrice aux oubliettes, Les Jeux de
la comtesse Dolingen de Gratz étant son seul et unique film. Les
films qui volent au-dessus de ce qui se fait de plus banal dans le
cinéma prennent le risque de n’être plus visibles, qu’ils ne
soient plus qu’un point noir dans le ciel dont on ne saurait plus
vraiment s’il avance ou reste sur place. Il faut alors encore
croire au cinéma pour ramener ce film vers des proportions
raisonnables.
Les films de Binet et
Arrieta font partis de ceux qui volent. Ils évoluent dans un monde
où la narration n’a plus de prise sur le réel, où le faux attire
le vrai, où la foi ne se voit pas mais se ressent. Chez Binet (comme
chez Arrieta d’ailleurs), la narration du film s’étage sur
plusieurs strates, comme un mille-feuille, ouvrant de nombreuses
possibilités d’interprétations, relançant sans cesse l’intrigue
(si tant est qu’il y en ait une). Mais rapidement, cette
atmosphère ouatée et cotonneuse nous empare et l’on abdique toute
tentatives de comprendre rationnellement l’histoire. Ces pistes de
narration lancées ça et là dans le film sont autant de brèches
dans lesquelles s’engouffrer pour vivre dans l’obscurité.
Qui est cette petite
fille qui se tue par amour pour un homme qui a le triple de son âge ?
Qui est ce riche propriétaire vivant seul dans cette demeure baroque
au milieu des bois ?
Enfin quel est le lien
réel qui existe entre cette espagnole internée dans un hôpital
(pour, on le comprend à demi-mots, une dépression) et cette jeune
américaine ?
Les personnages sont tous
liés les un aux autres par un fil invisible qui menace sans cesse de
se casser : ainsi lorsque la jeune américaine perd son amie
espagnole, elle en devient quasiment folle et la seule façon pour
elle de se rattacher à ce fil est de se libérer du cadre
(littéralement en tirant dans un tableau) étouffant de cette maison
dans les bois et de flotter au-dessus de la terre. La communion des
esprits retrouvés forme un anneau au-dessus du monde qui
l’unifierait.
Ce lien indéfectible
entre les êtres du film passe avant tout par les accents :
comme chez Arrieta, dans Dolingen de Gratz des hommes et des
femmes, venus d’un autre pays, parlent dans un français qui sonne
faux donc vrai car sans fioritures. Des argentins chantent des
chansons en français tandis qu’une espagnole raconte en français
son livre à une jeune américaine qui parle elle aussi une langue
qu’elle ne maîtrise pas.
La volonté de la
cinéaste de prendre des acteurs étrangers pour parler en français
se rapproche de l’acte de somnambulisme qui consisterait à être
dépossédé de son corps qui continue à avancer malgré nous.
Déposséder une personne de sa langue maternelle en lui donnant à
parler une autre langue, c’est en quelque sorte déposséder
l’acteur de son enveloppe corporelle pour arriver droit à l’âme.
Ce mélange des accents
et des tonalités de voix est la clé de voûte d’un cinéma qui
agirait sur le spectateur plutôt par touches que par blocs. On ne
donne jamais réellement à voir, seulement à sentir. Les émotions
sont tapies dans les replis des plans et seul un jeu hiératique des
acteurs révèlera les êtres qui les habitent de l’intérieur.
Dans les deux films, le
point-pivot se trouve être une grande demeure aristocratique isolée
au milieu de la campagne. Comme un phare dans la mer, ils éclairent
les êtres qui se sont perdus dans la vie. Les pompiers espagnols
d’Arrieta font penser aux voleurs/chanteurs/nageurs argentins de
Binet. On rentrent par effraction dans ces grandes masses obscures
pour y dérober quelque chose : une jeune fille rêveuse chez
l’espagnol, des objets d’arts chez la française. Que peuvent
bien chercher ses personnages qui marchent tels des somnambules dans
une nuit où eux seuls arrivent à y voir clair ? Un réconfort.
Dans Dolingen de Gratz, un argentin s’introduit la nuit chez
un riche marchand d’art (joué par un excellent Michael Lonsdale,
stoïque et fiévreux) pour lui voler ses œuvres. Il siffle, il
chante, il bouge avec aisance dans cette eau sombre, comme un poisson. Jamais ne comprendrons–nous les motivations de ce
personnage. Il souhaite seulement être à l’abri.
De même que le
personnage de la jeune américaine (Carol Kane, hypnotisante) après
la mort de son amie, quitte le monde pour aller flotter au-dessus de
lui dans un dernier plan vespéral qui défie les lois de la gravité.
Qu’on soit au-dessous ou au-dessus du temps, on y est toujours à
l’abri.
Un
magnifique raccord dans le film dit toute son ambition : on
passe des rires de jeunes filles dans une classe à une main en train
de se tordre sur un fond bleu. Tandis que les rires des jeunes filles
s’estompent en l’air, la main se soulève doucement. On a
compris : le film doit larguer ses amarres et appareiller vers
le ciel pour vivre.
C'est ainsi que le film de Binet a volé
pendant plus de 30 ans au-dessus de la cinéphilie française, sans
jamais atterrir. Peu de personnes savent qu'il existe, encore moins l'ont vu sans compter ceux qui ne souhaitent même pas savoir. Les
Jeux de la comtesse Dolingen de Gratz est « cet oiseau des
légendes indiennes qui vient au monde sans pattes, de sorte qu’il
ne se pose jamais et dort dans les grands vents, plus haut que l’œil
peut voir » dont parle Godard à la fin de Bande à part.
Hugues
Hugues
Cote de rareté: 4/5. Les jeux est trouvable sur Karagarga dans une copie VHS laborieuse. Le film, en dehors de sa présentation à Cannes en 1981, n'a jamais été rediffusé en salle. Aucune information ne nous laisse espérer l'apparition d'une probable édition DVD.
On l'a vu cet après-midi au forum des images et c'était génial ! Je ne m'attendais pas à voir une forme de beauté aussi étrange aujourd'hui. Est-ce-qu'on devrait parler plus de la question de la sexualité des enfants ? Je suis assez gêné par la manière qu'elle a (Binet) d'en parler.
RépondreSupprimerJ'ai vu ce film à sa sortie. Il m'a fait une impression tellement profonde que je m'en rappelle encore près de 40 ans après.
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