Dans une chambre où,
malgré les lumières éteintes, vibrent le rouge et le bleu des
néons de la rue, presque collés à la fenêtre, une femme (Pat Ha) est
assise au bord de son lit. Un court instant, elle semble chanter un
air étranger. Puis elle charge son pistolet. Les rues sont vides,
toutes les surfaces trempées, voici l'heure où les marchands de
Temple Street rangent leurs étalages. En plein cœur de cette nuit
noire ne subsiste qu'un îlot dont le coeur bat encore, ces quelques
rues de Central ou Causeway Bay où la foule persiste à s'amasser en
silence. Fin des années 80, Hongkong désenchante. L'âge d'or a
probablement déjà trop duré. Project A (Jackie Chan, 1983)
semble loin pour Yuen Biao, star de la kung-fu comedy, qui
apparait ici le visage creusé, les joues ravagées, la veste trop
longue et sale. De même que Jackie Chan aura droit au rude Crime
Story (Kirk Wong, 1993),
Alfred Cheung offre avec On the Run son seul rôle sérieux
(comprenez radicalement austère et morbide, dans une industrie vouée
uniquement au divertissement) à Yuen Biao.
Dans un restaurant,
alors que Yuen Biao supplie son ex-épouse, policière comme lui, de
l'aider a quitter Hongkong pour le Canada, ce sont deux yeux sortis
de l'ombre – apparition un temps « franjuienne » –
qui viennent administrer deux balles dans le crâne de l'ex-épouse. Ou comment dessiner un personnage pour l'effacer
immédiatement. Les néons s'entrechoquent pour s'annihiler
mutuellement, ne subsistent plus que la lumière émise par les
flammes sous la poêle du cuisinier et cette coulée de sang qui
vient imbiber un léger tissu, le fixant bientôt a la plaie. Ces
yeux sont ceux de Pat Ha, ici une assassin, qui malgré un très court passage au sein
de l'industrie cinématographique hongkongaise aura su se rendre
inoubliable à travers quelques films :
Nomad (Patrick Tam, 1982) – son
premier rôle – , An Amorous Woman of The
Tang Dynasty (Eddie
Ling-Ching Fong,
1984), On the Run.
Ses silences qui la font hésiter entre le statut de femme fatale et
celui de simple enfant (car Yuen Biao devra très vite collaborer avec elle et accepter son mutisme s'il veut survivre), sa drôle de coiffure datée (franjuienne encore ?),
emmènent On the Run
sur les traces d'un cinéma de plus pur noir.
Alfred Cheung semble avoir
un temps d'avance sur ses confrères. Le raz de marée John Woo ne
fait que commencer que On the Run semble déjà vouloir signer
l'arrêt de mort des heroic bloodshed,
contemporain en cela de certains films de Ringo Lam, précurseur
aussi d'oeuvres nocturnes et tardives telles que The
Longest Nite (Patrick
Yau/Johnnie To, 1997). Il y a quelque chose de pourri dans le royaume
de Hongkong : la surprise ne vient plus du fait que des policiers
puissent être corrompus, mais bien que des gangsters puissent être
en fait policiers ! Si les idéaux sont mis a mal au point même que
les bandits aient pour point de rendez-vous le parvis du
commissariat, si Yuen Biao doit très vite faire équipe avec celle
qui a abattu son ex-femme, il ne s'agit pas uniquement d'une histoire
de corruption ou de morale. Lorsque Yuen Biao parvient à mettre le
grappin sur Pat Ha, il n'a qu'un seul véritable reproche à lui
faire : « Tu as tué ma femme. Tu te rends compte que je ne
peux plus immigrer ? ». Hongkong semble livrée aux loups
errants ; les plus faibles (ou plus audacieux?) cherchent à
fuir tandis que les derniers saint d'esprits ne sont déjà plus à
l'écran. Si la crise est politique (1997, la rétrocession, le film
n'a pas d'autre sujet), elle s’immisce dans la sphère privée,
bouscule la cellule familiale (Yuen Biao se réfugie un temps chez
son frère qui lui est en conflit avec sa femme), malmène les
institutions et brouille les frontières (la tueuse interprétée par
Pat Ha est bien entendu une immigrée de Chine continentale... La même
année : They Came to Rob Hong Kong
de Clarence Fok, en 1984 : Long Arm of the Law de Johnny Mak, etc).
On the Run
se plaît parfois à jouer de la rupture stylistique, le film
abandonne ou retrouve ses personnages au gré de travellings
inattendus, expulsant sévèrement d'autres éléments du cadre, à
la recherche peut-être d'un récit plus souterrain, caché derrière
les conventions du genre, la cruauté et la folie grand format du
méchant. Car sous son masque, c'est toute la société hongkongaise qui
pourrit et s'étouffe : Journal d'un fou. Ces légères embardées, dignes de Stanley Kwan ou
des Patrick Tam les plus sombres, ne font que souligner le caractère singulier du film. Car si On the Run
est « impeccable » au niveau de ses atmosphères
dépouillées et de ses affrontements nerveux, le film se distingue
peut-être avant tout par ses multiples saillies, que ce soit les
silences imposants de l'inspecteur pourri (Charlie Chin, ou une version bâtarde et dégénrée du Chow Yun-fat de l'époque) ces apparitions
fantomatiques chorégraphiées (des visages sombres qui, une
fraction de seconde, semblent nous regarder à travers du gaze – en
fait un rideau d’hôpital), des assassins qui montent un
escalier en rang tels des automates, leurs yeux rivés vers la
caméra, ou encore ces gros plans fugaces sur le visage d'un bandit constamment
assailli de tics nerveux.
Si
On the Run
est un film en sursaut, il finit pourtant par se dilater, jusqu'à se
rouler dans la boue qu'il accumulait depuis le premier plan. Lorsque
nos deux « héros » retrouvent leurs ennemis (on ne sait
plus très bien qui chasse qui), ce n'est que pour assister au
spectacle délirant d'un tueur monologuant sur ses histoires intimes
et la rétrocession à venir. Du combat de chien qui suit, à coups
de ciseaux, de chaises, de documents de toutes sortes attrapés à la
volée sur un bureau, n'émerge aucun beau geste. Un carton vient
alors conclure brutalement le film, positionnant On
the Run
au sein du panthéon des œuvres les plus pessimistes et violentes du
cinéma hongkongais (avec School
on Fire
en première place ?). Un OVNI aussi dans la filmographie de son
réalisateur plutôt habitué à la comédie cantonaise : une
trentaine de réalisations (dont quelques succès populaires :
All's
Well, End's Well '97
et la série des Her
Fatal Ways)
mais dont On
the Run
est bel et bien le seul film d'envergure.
Tels les néons qui parsèment la ville et semblent sur le point
d’imploser, On the Run
n'apparait que par intermittence. Le film clignote au loin, funeste
présage du Hongkong a venir.
Vincent
Poli
Cote de rareté : 1/5. Il existe un DVD épuisé du film. On the Run n'est apparemment jamais passé dans les salles françaises.
Pat Ha sur les affiches de Nomad et An Amorous Woman of The Tang Dynasty |
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