mardi 29 novembre 2016

Sweet Degeneration (Lin Cheng-sheng, 1997)



Court texte pour parler du troisième film de Lin Cheng-sheng, pur produit du cinéma taïwanais des années 90. Le film met en scène Lee Kang-sheng (acteur fétiche de Tsai Ming Liang mais aussi réalisateur à ses heures) dans le rôle de Chuen-sheng, récemment réformé et qui, plutôt que de consommer les retrouvailles avec sa famille, va préférer voler l'argent de son vieux père pour aller errer dans le Taipei des prostitués, hôtels miteux et bars jazz-rock. Chueng-sheng joue lui-même du saxophone mais, lorsqu'il pénètre dans les bars, ne peut que rester figé face aux petits rois de la nuit locale. C'est d'abord depuis l'un des tabourets du bar qu'il observe, puis c'est sans argent qu'il regarde à travers la vitre depuis l'extérieur, debout sous la pluie. Ce personnage qui ne peut s'ancrer que dans la dérive semble aussi (surtout?) vouloir éviter sa sœur Ah Fen (Chen Shiang-chyi, vue dans le grand film d'Edward Yang, Confucian Confusion) qui elle de son côté a perdu son portable. Portable justement ramassé par Meili, prostituée que fréquente Chuen-sheng. Au sein du triangle affectif tracé par les ondes téléphoniques, le portable ne sert pas à la dénonciation de l'incommunicabilité contemporaine mais au contraire devient créateur de lien : les deux femmes entretiennent rapidement une liaison téléphonique, échangeant petits secrets et rêves brisés. Des confessions d'Ah Fen s'élève lentement le fantôme d'un désir incestueux entre le frère et la sœur.











Comme si joués à pile ou face, les plans de Lin Cheng-sheng seront avalés ou bien par la nuit, ou bien par la pluie. Parfois les deux. Dans les appartements visités par la caméra (tous extrêmement réels, trop-plein de signifiants, ce qui prouve qu'on est pas chez Tsai Ming Liang), une lumière maladive peine à s'émanciper de la minuscule zone qu'elle est sensée couvrir : un bureau, un aquarium... Tout semble s'entasser pour laisser peu de place aux êtres humains qui se contorsionnent à l'intérieur du cadre. Chez le père, c'est sur chaque face de la maison que s'affiche le poids des traditions (photos, porte-bonheurs et maximes confucianistes collés aux portes). Chuen-sheng déguerpit de chez lui pour se retrouver face aux murs vides (pas vraiment blancs, plutôt sales) des hôtels miteux, mais c'est en réalité d'altitude dont il a besoin. Pour prendre du recul sur le vide, se mettre à écouter le lien invisible mais organique qui l'unit à sa sœur, fébrile dans un espace autre. Face aux lointaines lumières de la ville, il improvise avec ses lèvres un solo de saxophone, instrument dont il ne jouera jamais, sinon face à un employeur désintéressé. 


Le film de Lin Cheng-sheng peut s'avérer éprouvant, cultivant un certain autisme chez ses personnages et leurs relations aux autres. Mais c'est peut-être le prix à payer pour que le film finisse par se libérer – discrètement seulement. Les retrouvailles entre frère et sœur, si elles sont attisées par les confessions téléphoniques, ne peuvent que déboucher sur du vide. Chuen-sheng revoit Ah Fen pour lui annoncer qu'il va se marier avec cette prostituée qu'il vient de rencontrer. Probablement un mal nécéssaire pour Ah Fen qui alors disparaît, sa famille sur ses traces. Sur une plage, elle observe un jeune garçon avec, à l'arrière, un couple qui pourrait tout autant être elle-même et son frère. Momentanément, les espaces mentaux de Ah Fen et Chuen-sheng se rejoignent effectivement, cohabitent, mais l'enfant au premier plan a disparu. Dans la mémoire d'Ah Fen, un impératif de mouvement a remplacé l'immobilisme de la fièvre sensuelle. 

Vincent Poli


Cote de rareté : 5/5. Le film est sorti en France le 4 novembre 1998. DVD taïwanais sous-titré chinois traditionnel uniquement. Si vous voulez me faire un cadeau c'est par ici.
Après ses premiers films devant autant à Tsai Ming Liang qu'à Hou Hsiao Hsien, Lin Cheng-sheng a réalisé en 1999 March of Hapinness, fresque historique tournant autour des émeutes du 28 février 1947. A voir !

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