Pierre ou les
ambiguïtés, ou le film qui donna naissance à ce blog. Un film
relativement récent mais déjà marqué par la disparition tragique
de ses deux acteurs principaux. Et pourtant, un film rare :
version télévisuelle de POLA X, diffusé une fois sur Arte
(les trois épisodes à la suite et à 22h30, soit tout le contraire
de ce que désirait Carax), puis à la Cinémathèque de Chaillot en
2004 lors d'une rétrospective (croyait-on alors Carax perdu à
jamais?). Depuis, une séance annulée, au Jeu de Paume, il y a
quelques années. Il ne reste aujourd'hui du film qu'une copie BETA,
assez laide lorsque projetée sur grand écran, qui croupit
probablement dans les archives d'Arte (Arte qui ne montra pas non
plus le film lors de sa semi-rétrospective Carax en septembre 2014).
Il aura donc fallut
attendre cette rétrospective consacrée à Sharunas Bartas pour
enfin voir le Saint Graal.
Cette version du film découpe l'intrigue de POLA X en 3
épisodes mais comporte aussi plus de 20 minutes d'images inédites ;
si Pierre... semble au final « inférieur » à la
version cinéma, ce n'est pas vraiment une surprise. Mais le passage
de Pierre à Pola a le mérite de rendre compte du
talent de Carax (et du co-scénariste Jean-Pol Fargeau), qui a su
affiner sa série de presque trois heures pour en tirer un film plus
brut, plus mystérieux aussi. Pour l'anecdote, le roman de Melville
lui aussi sortit dans deux éditions différentes. La version la plus
longue (et plus cynique), se voulait une réponse aux critiques
formulées contre Moby Dick, et comportait donc des nouveaux
chapitres consacrés à la critique littéraire (en dépit de la vie
isolée qu'il mena, Melville sut garder une plume extrêmement
alerte, et même Moby Dick fut intégralement repensé et
réécrit en quelques semaines). Il nous semble toutefois qu'au
suicide littéraire de Melville n'aurait pas du succéder celui de
Carax, tant le film avait de quoi capter directement son public, tant
Carax met à nu les faiblesses de ses personnages, éloigné au moins
pour un temps de l'arrogance qui a pu caractériser son cinéma. Mais
l'histoire de cet échec est une autre histoire.
Avec ses 20 à 30 minutes
de plus, Pierre ou les ambiguïtés se
permet de développer un peu plus l'intrigue, notamment en laissant
une plus grande part aux séquences de rêves : après le
générique de début (les images d'explosion), Pierre retrouve Marie
dans un champ d'où l'on peut voir une grande fumée s'élever au
loin (ce qui explicite l'idée, que je me souviens d'avoir lu quelque
part, que ces bombes viennent ouvrir les tombes et se faire lever les
morts) ; un rêve où Marie avoue à Pierre qu'il y a bien eu un
autre enfant dans la maison (séquence qui, même si rêvée, enlève
une part de mystère au film, comme lorsque la Isabelle du roman fait
s'élever une guitare dans les airs : point limite où la magie
nous apparaît peut-être trop directement) ; Pierre confronté
à une gigantesque baleine (séquence surréaliste qui, comme la
précédente, a un peu vieillie) ; enfin, subsiste la séquence
de la rivière de sang, présente aussi dans POLA X. Ces
séquences justifiaient à priori la vision de la version télé. On
se rend compte au final que l'intérêt est tout ailleurs. Ou plutôt
qu'il n'est pas là : si la séquence de la baleine est
de trop, c'est parce que POLA X est un film qui rayonne par
ses aspérités, c'est Pierre qui regarde au fond d'un puits mais ne
voit rien. Ce ne sont pas seulement des séquences entières coupées,
ce sont aussi (et surtout) des plans, souvent très beaux, qui sont
raccourcis dans POLA X : il en est ainsi des
retrouvailles de Pierre et Thibault (le plan autour du flipper).
Enfin, de nombreux plans qui servaient principalement à
l'organisation logique du récit disparaissent (Pierre qui demande le
code de l'appartement de Thibault, Isabelle qui demande où sont
passées Razerka et la gamine, Thibault qui aperçoit Pierre à la
télévision...). C'est un fait que Pierre ou les ambiguïtés
est un film extrêmement structuré mais qui tourne autour d'un vide
primordial (le mystère Isabelle/la croyance de Pierre). Sur le plan
narratologique, POLA X vise frontalement à l'économie de
moyen. Le film trouve une vitesse secrète qui lui permet de s'unir
aux désirs de Pierre. En conséquence, le développement de la
relation qui unit Pierre et sa sœur est aussi fortement raccourci :
Carax tente d'évacuer totalement l'idée d'une relation incestueuse
qui se développerait au jour le jour. Dans Pierre..., les
deux amants se rapprochent lentement : d'abord un baiser, puis
un lit partagé... Au contraire dans POLA X, tout n'est qu'une
suite de chocs et les habitudes formées par le temps qui passe n'ont
pas leur place ; c'est à peine si l'on voit nos héros prendre
les transports lorsqu'ils changent de domicile. Et des vrais chocs
physiques, il y en a, eux qui scandent les errances de Pierre :
accident de moto, gaz du chauffeur de taxi, la petite fille giflée à
mort... Plus globalement, ce procédé d'épuration reproduit le
conflit présent au sein-même du film : le rapport de l'artiste
à la poésie, le rapport de Pierre à son nouveau roman, « bouillie
délirante et qui de plus sent le plagiat ». Ce conflit, c'est
celui de Carax, ancien jeune premier, après le scandale financier
des Amants du Pont Neuf. C'est Carax qui a presque 40 ans
lorsqu'il réalise POLA X et qui, je crois, sent venir quelque
chose, pas de la maturité, mais peut-être l'espoir de pouvoir se
redresser en se cachant derrière le scénario touffu de POLA X,
film romanesque, classique dans ses lignes apparentes. Carax, qui
s'est déjà plaint de ne pas avoir eu une « carrière de
réalisateur », avait alors le regard tourné vers les maîtres
américains, ces indestructibles, plutôt que vers Garrel ou Godard.
Et POLA X, par rapport à Pierre et les ambiguïtés,
c'est Carax qui a conscience de ses effets poétiques parfois forcés,
de cette beauté des choses qu'il souligne parfois trop longuement,
mais qui font la sincérité de ses films. Ainsi, les films de Leos
Carax, terriblement « nouveaux » à leur sortie, prennent vite de l'âge (ce n'est pas un défaut) :
un réalisateur qui doit agir dans l'urgence, a comme vous conscience
du passage du temps et de ses conséquences, mais ne peut que
recourir à une seule et unique méthode – celle qui est la bonne
tout de suite et maintenant, pas plus tard (tant pis pour plus tard).
Alors, Carax réalise, puis Carax supprime. Il faut dire qu'au niveau
du budget, si l'on est loin des Amants du Pont Neuf, POLA X
est aussi très loin d'être un film pauvre. A la manière de
Melville qui fait toujours exploser les rails non pas du récit mais
de la tonalité – il y a ainsi plusieurs façons de passer « d'un
sujet à l'autre » (voir Le Grand escroc) - , POLA X
s'ouvre, après les images d'archive, sur une caméra aérienne qui
monte lentement vers une des fenêtre du château de Pierre,
traversant les jets d'eau et faisant s'envoler les oiseaux. Débauche
d'effets et richesse visuelle étalée qui semblent signifier que
Pierre/POLA X appartient bel et bien à l'industrie
cinématographique : quelque chose de lourd et cher. Les
Amants... était un véritable ratage économique, pas la volonté
de Carax, mais cette fois Leos semble nous dire :
« regardez-moi, je vais faire un vrai film cette fois... et
vous en aurez pour votre argent » , et le film de multiplier
les lieux et les ambiances, sans jamais céder au minimalisme (voir
les scènes de guérilla avec dans le cadre des dizaines de figurants
ainsi que des animaux...) : noirceur et ironie du film sont
ailleurs. La scène où Pierre est sur un plateau télé sonne comme
une excursion punitive exécutée par un autre régime esthétique
dans celui plus poétique de Leos Carax. Le réalisateur joue
double-jeu. Il cohabite.
Carax qui semble se
cacher donc, derrière le roman, derrière Depardieu et Deneuve et
qui, pour la version cinéma, va pourtant tailler dans la chair de
son récit. Paradoxalement, c'est en épurant certaines des parties
les plus foncièrement « poétiques » du film que Carax
va participer à faire mieux apparaître les ambiguïtés. Dans la
version cinéma, tout s'écoule d'une façon plus abrupte et
mystérieuse, et rien n'arrive deux fois. Les personnages ne se
cherchent pas ni n'échangent : ils se heurtent entre eux,
disparaissent et réapparaissent. Ils sont dès le départ comme sous
l'emprise du personnage interprété par Sharunas Bartas (il faudrait
revoir le film à l'envers...). Carax, en voulant se cacher encore
plus, ne fait que se dévoiler : il met en exergue l'opposition
entre les gros blocs narratifs qui composent le film et les zones
d'ombres qui le peuplent. Le mouvement du film, c'est celui d'une
coulée de lave (images de volcan dans Pierre...), on part
d'en haut (séquence avec Lucie en haut de la colline, ou à cheval
dans la forêt – Melville, dans ses carnets, témoigne de ce besoin
de toujours s'élever) pour venir s'écraser dans Paris puis dans une
zone industrielle, déjà hors du monde, avec sa cohorte de cerbères
et mort-vivants, et ce pont à traverser pour rejoindre les vivants.
Dans cette marche forcée vers la mort, c'est tout l'illogisme, ou
plutôt la folie conjuguée de Pierre et Isabelle, qui prend le
premier rôle. POLA X est un film sur la croyance d'un auteur
envers ses œuvres. Pierre est sûr de lui, tout comme il est sûr
d'Isabelle. C'est le doute qui mettra fin à leur histoire, ce doute
qui est placé à la fin du film au lieu d'apparaître au début.
Revoyez tout la première partie du film : Pierre a déjà vu
Isabelle, en rêve, mais aussi « en vrai », elle
fouillait dans les poubelles de la maison. Mais tout cela nous ne le
voyons pas, c'est par la bouche de Lucie (puis de Marie) que nous
l'apprenons. Il est, dès le début, contaminé, déjà à la
recherche de ce visage mystérieux (voyez quand il embrasse Lucie à
travers son pull : elle est déjà autre). Dans la séquence sur
la colline, la douce lumière qui entoure les amants, dès lors que
Pierre s'énerve contre Lucie, ne semble plus qu'être dégobillée
par le ciel, orange dégueulasse qui vient vieillir le regard apeuré
de Lucie, la chemise blanche de Pierre..., et qui d'autre que Laurent
Lucas pour jouer ce « frère » si bon et qui pourtant
semble si menaçant ? Il y a quelque chose qui traîne dans sa
voix et non dans ses mots, dans son regard aussi. A mesure que la
ligne idyllique donnée par le film se dissout, les mots sonnent
comme des uppercuts. Mots et coups physiques se valent dans POLA
X, ils font tout autant trembler l'image (elle trébuche). Même
un cri (entendu à travers une vitre), n'a qu'un faible écho face à
la puissance de quelques mots chuchotés. Car très vite, il s'agit
de se taire. Si Pierre cherche à cracher sa haine au visage du
monde, c'est pourtant un silence tacite qui l'unit à Isabelle puis
Lucie, celui du secret. Isabelle se jette à l'eau dès lors que la
parole commence à se délier et ce sont les mots de Thibault (non
filmés, car l'image n'aurait pu en assumer la force) qui obligent le
film à se clore.
Pour Carax, l'important
n'est pas d'avoir raison ou tort mais bien de croire. Peut-être se
met-il plus que jamais à nu lorsqu'il décide de confronter son
héros à tous les doutes, tous les dangers. Tapi dans l'ombre
(Isabelle qui se reflète dans le mouvement d'une voiture, c'est
Carax qui filme), c'est avec les yeux de l'amour qu'il observe
Pierre et le désire. Il feint de se moquer de son héros mais
jalouse avant tout sa pureté. Qu'ils aient tort ou raison, les deux
artistes font malédiction commune.
Vincent Poli
Cote de rareté :
6/5. Rendez-vous dans quinze ans pour une nouvelle projection.
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