jeudi 13 mars 2014

L'Amitié (Serge Bozon, 1997)






Réalisé en 1996, alors que Serge Bozon n’avait que 24 ans, en l’espace de 9 jours et entièrement autofinancé, L'Amitié est le rêve concrétisé de chaque jeune cinéaste en puissance : réaliser un long-métrage avant 25 ans, âge symbolique pour beaucoup d’entre nous, âge auquel Orson Welles pénétra dans l’épaisseur du temps avec Citizen Kane afin d’y déambuler éternellement.

Le film s’ouvre sur un plan de Serge Bozon, torse nu, allongé sur un divan, mangeant une pastèque. L’acteur/réalisateur ressemble à L’Olympia de Manet. Cette ouverture dit toute l’incongruité du film, qui ressemble à du Jean-Claude Biette première façon. On chemine dans le film comme un somnambule qui, la nuit, tente de revivre ce qu’il a rêvé la journée. Avec son récit éclaté et son montage sous forme de souvenir, on se perd dans les sinuosités du film avec cette sensation au creux des reins de torpeur quiète, de mélancolie laiteuse et diffuse, celle qui s’empare de vous lorsque, à l’orée du sommeil, on se souvient des personnes aimées dont les visages, doucement, vibrent dans le mouvement de la nuit. On ne sait plus bien où on est, des images nous assaillent les yeux, on avance main dans la main avec notre confusion.

Sibelius y est pour beaucoup. On pense à ce plan où le troisième mouvement de la Symphonie n°5 du compositeur finlandais berce le personnage de Fabrice Barbaro, s'échappant au loin sur une route tandis que la caméra se fait happer par le bleu, par le haut. Deux mouvements : l’un va tout droit, horizontal, groggy mais certain de son geste tandis que l’autre, ascensionnel, vertical, s’élève en l’air et fait flotter tout ce qu’on a en soi pendant une seconde interminable. Le plan d’après montre ce même personnage, seul sur des rochers au bord d’un fleuve, parlant à voix haute. L’eau du fleuve derrière lui est bleue. La caméra, en légère plongée, coincée entre le ciel et la terre, est comme redescendue de son envolée, rapportant avec elle un peu de ce bleu troublant des ciels chargés d’après orage. Le personnage a le blues.

Si la musique est pour beaucoup dans le film, c’est parce qu’elle confère à son atmosphère cette familiarité de l’inconnu qui n’est pas sans rappeler celle qui nous terrasse lorsque, après une longue marche à pied, on s’assoit enfin. Nous sommes au creux de nulle part, et soudain, les airs chatoyants venus de ce pays du Nord, où la nuit le recouvre en hiver de son manteau de jais, nous soulèvent au-dessus de notre chaise. De nouveau, cette ascension immobile. Sibelius c’est la moire de L’Amitié.

Quant à l’intrigue, elle est ramassée sur des personnages curieux, tout droit sortis des films de Vecchiali ou Arrieta, qui suivent tous une chose qui leur échappe et leur permet ainsi de s’échapper. Le mouvement groggy mais assuré vers l’avant. Le personnage d’Eva Truffaut, très drôle, entre et sort de l’obscurité (sa première apparition dans une ruelle sombre fait éclater sur notre visage un sourire tout doux) avec une canne pour attraper les papillons, et fait penser à ce rêveur tapi au fond des choses, qui les traverserait en filigrane, préoccupé uniquement par ces lépidoptères. Et les papillons dans le film, ce sont des cinéphiles qui parlent de Raoul Walsh à des petites filles, ce sont des couples qui cherchent le sommeil, l’autre moitié disparue de la vie, des amants qui se sont enfuis et des jeunes femmes qui, toutes de robes vêtues, s’allongent dans l’herbe au printemps. Le comique surgit dans le film par minuscules saillies qui font penser aux intrusions de Michel Delahaye ou Noël Simsolo dans les films de La Diagonale (le policier dans C’est la vie pour Delahaye, le spectateur grincheux dans Le Théâtre des matières pour Simsolo). Le rire vient par le mouvement de la caméra qui passe, en panoramique, de deux filles en train d’essayer une robe à un homme dansant seul devant un miroir. C’est un peu comme si au moment de déclarer sa flamme à une personne, moment en soi déjà très solennellement comique, on repensait à un souvenir drôle. On allait se dévoiler, se mettre à nu et la perspective de se voir nu devant elle nous fait éclater de rire.

C’est pareil dans L’Amitié : il ne s’agit pas de valser entre les pleurs et les rires, de passer faussement du triste au comique mais bien plutôt d’une situation quotidienne qui est exceptionnelle au comique inhérent à cette situation. Le mouvement est moins visible, plus secret et fait sourire de l’intérieur.

Si Bozon réussit avec ce premier long-métrage a mêler un quotidien qui aurait le cœur lourd, à l’humour qui le regarde en chien de faïence, c’est un coup de force qu’il poursuivra par la suite dans ses films.
Bozon serait-il le Gary Wilson du cinéma ? Ou du moins son cousin germain ? Imaginez, ces deux personnes roulant tambours battants et sourds dans les allées d’une mélancolie qui creuse des lits dans la vie pour qu’on vienne s’y reposer, quand on a un coup de barre. Eux s’assiéraient dessus et riraient, seuls. 

Hugues Perrot

Cote de rareté : 4,5/5. Le film a été projeté lors des 20 ans de l'Acid à la Cinémathèque, en 2012.

A lire : la critique de Jean-Claude Guiguet

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